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Connaissiez-vous ce titre d'Arthur Ténor ?

19 juillet 2012

Un titre méconnu, mais qui pourtant...

Un titre méconnu, mais qui pourtant, je crois, devrait plaire aux amateurs, à la fois de romans à suspense qui carburent à 100 à l'heure et d'Egypte antique.

Horisis

Eugénie a toutes les apparences d’une adolescente ordinaire, sage, réservée, effacée au point d’être invisible. Pourtant, à bien y regarder… Elle a les yeux violets, elle est une surdouée qui a toujours la moyenne dans toutes les matières, elle dispose de capacités physiques de championne olympique multi-sports et par surcroît elle est immensément riche. Dit simplement, elle est une Lara Croft Junior. On peut donc s’attendre, lorsque se produit un événement inouï auquel elle se trouve mêlée, à ce qu’elle révèle sa véritable nature.

Les premiers chapitres...

1

Fabuleuse découverte

 

         – “ Et maintenant, voici les informations présentées par Ahmad Zaraoui ”, annonce le monsieur Météo de la chaîne de télévision libanaise TVL.

            Un globe terrestre stylisé apparaît sur un jingle au rythme soutenu. Concentré, le regard baissé sur ses notes, lissant d'un geste rapide sa moustache noire, le présentateur paraît tout à coup se rendre compte qu'il est à l'antenne. Il lève les yeux et attaque le journal de vingt heures avec le sourire :

            – “ Bonjour à tous. Une bonne nouvelle pour commencer : un archéologue français vient de faire une découverte extraordinaire dans les sables du désert égyptien... ”

            L'homme qui, l'instant d'avant, s'apprêtait à saisir sa tasse de thé posée sur le guéridon à droite de son fauteuil, suspend son geste.

            – “ Après des années de recherches et de prospection, le professeur Jean-Paul Darcier a mis au jour le tombeau d'un pharaon inconnu. En vérité, l'archéologue ne s'attendait pas à une telle découverte. Mais voyez plutôt le reportage de nos envoyés spéciaux en Égypte... ”

            La main immobilisée au-dessus de la tasse se met à frémir. Sur l'écran du téléviseur apparaît l'image d'un vaste désert caillouteux. La caméra tourne, puis zoome sur un groupe de policiers égyptiens, en uniforme blanc et béret noir, qui gardent les abords d'un vaste chantier de fouilles. Un journaliste armé d'un long micro apparaît dans le champ.

            – “ C'est ici, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de la célèbre Vallée des rois, que l'archéologue français Jean-Paul Darcier et son équipe, aidés du professeur Okhar du musée du Caire, ont fait ce qui semble être la plus fantastique découverte égyptologique depuis Toutankhamon. Professeur Darcier, est-ce que vous pouvez nous confirmer la nature exceptionnelle de ce tombeau ? ”

            Le reporter tend son micro à un homme vêtu d'une saharienne beige et coiffé d'un chapeau de brousse. Ce dernier, le visage émacié et tanné par le soleil, esquisse un bref sourire avant de répondre :

            – “ Exceptionnelle ? Le mot est faible. Il vaudrait mieux dire fabuleuse, merveilleuse... pharaonique ! Car nous pensons, en fait nous sommes sûrs, d'avoir mis au jour la tombe d'un fils du pharaon maudit Akhenaton, alors que nous étions convaincus jusque là qu'il n'avait eu que six filles. Ce garçon s'appelait Horisis... ”

            La main renverse la tasse qui répand son contenu fumant sur l'épais tapis. Le crâne rasé de l'homme se fige. Le cobra royal tatoué sur son occiput semble lui-même fasciné par cette nouvelle.

***

            Six mois plus tard, dans un collège de l'ouest parisien, un professeur de Lettres rend des copies, tantôt soupirant, tantôt souriant, parfois ironisant :

            – Valentin le plaisantin... J'ai apprécié les jeux de mots, beaucoup moins l'orthographe. Huit !

            L'élève saisit sa feuille, l'air pourtant satisfait. L'enseignant s'arrête devant une jeune fille brune qui garde les yeux baissés. Il semble relire les commentaires qu'il a inscrits sous la note et paraît en éprouver comme un regret.

            – Eugénie, dix. Comme d'hab, serais-je tenté de dire.

            Des garçons pouffent.

            – Votre capacité à vous maintenir à la moyenne est quasi surnaturelle. Il faudra que vous m'expliquiez comment vous faites. Bon... Passons à mademoiselle Sarah.

            La distribution continue, dans l'indifférence pour Eugénie qui a tourné le visage vers les hautes fenêtres vitrées de la classe. Elle rêve en regardant passer les nuages. La sonnerie de fin de cours la ramène brutalement à la vie scolaire. Tranquillement, elle range ses affaires, tandis que ses camarades quittent la salle plus ou moins précipitamment. Une ombre se dessine sur son bureau. Son professeur de français s'est assis sur une table et dévisage son élève avec un air sérieux.

            – Eugénie, je peux vous parler une minute ?

            Elle acquiesce d'un bref sourire. L'enseignant ne parvient pas à soutenir longtemps le regard bleu-violet de la jeune fille, un regard qui intimide même les garçons les plus hardis du collège.

            – Voilà, j'ai... comment dire ? J'ai l'impression que vous ne donnez pas le meilleur de vous-même.

            – Je ferai mieux la prochaine fois, s'excuse l’adolescente.

            – Vous vous accorderez un onze ?

            Elle baisse à nouveau les yeux.

            – Vous savez, il n'y a aucune honte à être ce qu'on appelle une enfant précoce, reprend l’enseignant. Je connais un collège où on accueille des élèves comme vous.

            – Une usine à surdoués, traduit Eugénie.

            – Non, une école adaptée à vos capacités, tout simplement.

            – Je vois. Mais pour le moment, je n'ai pas besoin de ça.

            – Ah ? Et de quoi avez-vous besoin ?

            – De manger ! J'ai une faim de louve !

            Le professeur consulte sa montre qui marque midi cinq.

            – Effectivement, soupire-t-il. Bon appétit. À demain.

            Eugénie se lève. Au moment de sortir de la salle, elle se retourne et lance :

            – La prochaine fois, j'aurai dix-huit ! Promis.

            Et elle s'enfuit en courant. Arrivée au bord de l'escalier qui mène au rez-de-chaussée, elle bondit par-dessus les marches en effectuant un double saut périlleux. Elle atterrit sur ses pieds, mais perd l'équilibre et s'étale sur le palier intermédiaire. Ses fournitures scolaires s'éparpillent sur le carrelage.

Une main secourable l'aide à se relever.

            – Tu t'es fait mal ? demande Valentin.

            – Non, ça va, répond Eugénie

            Elle le dévisage avec inquiétude.

            – Tu m'as vu... ? Je veux dire, faire le... ?

            Elle mime son acrobatie avec l'index.

            – Je t'ai vu t'étaler, oui. T'as raté une marche ?

            Rassurée, elle remercie son camarade et finit de descendre l'escalier, comme une fille normale.

            Pour cette adolescente de treize ans, le mot normal est synonyme d'effort, effort de chaque instant pour être aussi transparente que la plus quelconque des collégiennes. Peine perdue ! La preuve encore lors de cette courte entrevue avec son professeur de français. Eugénie se demande ce qu'elle doit faire pour que chacun de ses gestes, chacune de ses réflexions, sa pensée même, soient normaux, banals, communs, courants, ordinaires... Cette obsession crée chez elle un malaise profond, presque une angoisse. Elle a compris depuis longtemps qu'elle dispose d’un quotient intellectuel largement supérieur à la moyenne. Elle a constaté depuis sa plus tendre enfance qu'elle a des capacités physiques qui feraient pâlir de jalousie les plus sportifs des jeunes de son âge. Elle se rend compte aussi qu'elle dégage une séduction qui trouble jusqu'aux adultes qui croisent son regard, lui-même hors du commun. D'où viennent ces bizarreries psychiques et physiques qui l'obligent à s'isoler du monde ou à lutter pour qu'on ne les remarque pas ? De ses parents ? Elle ne les connaît pas, et pire, elle a compris qu'elle n'a pas le droit de les connaître. Sa mère, qui n'est qu'un souvenir vaporeux teinté de rose, serait morte alors qu'elle n'avait que cinq ans. Son père aurait disparu deux ans plus tôt en Amazonie, ou peut-être au Groenland, ou en Patagonie… Les versions varient suivant l'humeur de son tuteur, l'Oncle Fédère, qu'elle n'a jamais cessé de harceler de questions, sans parvenir à lui faire perdre son incroyable flegme. Ses origines sont donc un mystère, comme sa vie est une misère, bien qu'étant riche à millions, si riche qu'elle pourrait s'acheter... une île déserte ! Oui, ce serait bien une île en plein Pacifique, avec des cocotiers, une longue plage de sable blanc, Oncle Fédère qui continuerait de la protéger, et puis... des livres, des milliers de livres, des centaines de milliers de livres.

            – Eugénie !

            Elle se retourne. Valentin la rattrape en courant alors qu'elle s'apprête à prendre son V.T.T. pour quitter le collège.

            – Tu manges où ? demande le garçon avec un regard insistant, pour ne pas dire suppliant.

            – Chez moi, répond l'adolescente. Et toi ?

            – Ben, ça te dirait de venir avec moi au Quick ?

            Eugénie est si déconcertée par l'invitation, la première a priori sincère qu'on lui ait faite depuis longtemps, qu'elle esquisse un non de la tête sans réaliser l'énormité de sa bêtise. Valentin dissimule sa déception sous un air bienveillant :

            – Bon. Une autre fois alors. Salut. À demain !

            Il s'éloigne rapidement. Eugénie articule faiblement :

            – À demain.

            Sans desserrer les mâchoires de colère elle-même, elle attrape son vélo, sort du collège, grille un stop, puis disparaît au coin de la rue comme une fusée...

 

 

2

Imprudence fatale

 

         La fusée en V.T.T. franchit les grilles d'une vaste propriété, traverse le parc arboré, abandonne son engin au pied d'un large escalier de pierre et claque la porte d'entrée derrière elle. Une fois dans sa chambre, à l'étage, Eugénie s'assoit sur son lit et se met à fulminer contre elle-même :

            – Nouille ! Idiote ! Tarte !

            Elle respire profondément, comme le lui a appris maître Dang, son professeur de Tai-chi Chuan.

            – Bon, on se calme, murmure-t-elle, tu feras mieux la prochaine fois.

            Elle quitte la chambre pour se rendre à la cuisine où elle pense retrouver Oncle Fédère qui prépare le repas. Dans le long couloir, elle s'arrête devant une porte. C'est l'une des pièces interdites de la maison, la chambre de sa mère, a-t-elle fini par apprendre. Comme elle l'a déjà fait mille fois, elle colle un œil à la serrure pour apercevoir toujours la même image, un berceau couvert de poussière et, au fond, des doubles rideaux entrouverts qui laissent filtrer un rai de lumière. Soudain, Eugénie se redresse et lâche :

            – J'ai le droit de savoir !

            Elle se précipite dans une buanderie servant de débarras, sort d'une penderie une caisse qu'elle vide à moitié pour trouver un tournevis. Elle retourne à la porte interdite et commence à dévisser la serrure.

            – As-tu besoin d'aide, Eugénie ? demande une voix à l'accent antillais, dont le timbre grave et doux n'exprime aucune colère.

            L'adolescente sursaute. Elle cache l’outil d'effraction dans son dos, et adresse un sourire embarrassé à la colossale silhouette qui approche :

            – Euh... ben non. Ça va, Oncle Fédère ?

            L'immense noir, chauve et musclé comme un catcheur, se tait. Sur son visage rond se lit de la contrariété.

            – Un jour, je te promets, tu pourras entrer, dit-il. C'est encore trop tôt.

            – Pourquoi, Oncle Fédère ? Pourquoi ? s'écrie Eugénie les yeux pleins de larmes.

            Le colosse soupire. De toute évidence il hésite, comme si l'heure des révélations était proche, si proche que... Pleine d'espoir, Eugénie le fixe, sans rien dire. Enfin, il se décide à rompre le silence :

            – J'ai une bonne nouvelle, nous sommes invités à l'inauguration d'une exposition.

            Eugénie lâche un long soupir de déception.

            – Pas n'importe laquelle, reprend le grand noir. Il s’agit de l'exposition Horisis, au Louvre. Tu sais, ce pharaon... ?

            – Bien sûr ! le coupe-t-elle, avec enthousiasme. On ne parle que de ça, au collège et partout !

            La jeune fille saute au cou de son tuteur qui en rit de bonheur.

            – Oncle Fédère, est-ce que je pourrais proposer à un copain de nous accompagner ?

            Le grand noir dévisage sa jeune protégée suspendue à son cou :

            – Tu as un copain ?

            – En principe, oui, confirme mollement Eugénie, en se laissant retomber sur ses pieds. Il m'a invitée à déjeuner et comme une idiote, j'ai dit non. Mais je vais me rattraper !

            – Il est gentil ?

            – Je crois. Et mignon !

            – Bon, alors ça va. Autorisation accordée. Viens, j'ai préparé du riz créole et de la fricassée de chatrou...

            – Ahou ! Ahouuuu !

***

            Vers quinze heures ce mercredi, dans un quartier de la banlieue sud de Paris, un garçon d'une douzaine d'années lance un défi à deux copains de son âge :

            – Le dernier arrivé paie le ciné !

            Il tourne à fond la poignée d'accélération du scooter qu'il vient d'emprunter sans autorisation à son grand frère. Avant que les autres aient le temps de réagir, il a déjà disparu à l'angle de la rue.

            – Il va se planter, estime l'un des jeunes.

            – Et sans casque, ça va faire mal, prédit l'autre.

            Un crissement de pneus suivi d'un choc sourd retentissent. Les deux camarades se regardent, atterrés d'avoir si vite raison.

            – Allons-y.

            Au feu rouge en bas de la rue, ils retrouvent leur ami étendu sur le bitume, inconscient. Un filet de sang coule de son nez.

            À l'hôpital, le jeune blessé est immédiatement dirigé vers le bloc opératoire. Le diagnostic est lourd : fracture du crâne, hémorragie cérébrale... La mère de l'enfant surgit dans le couloir des urgences, livide, en larmes. Elle est accueillie par un chirurgien qui lui annonce qu'il n'a rien pu faire. Elle s'effondre en poussant un interminable cri de douleur.

            Un peu plus tard, un groupe de quatre hommes en blouse blanche se présente à la morgue de l’hôpital. Ils sont grands, minces, ont le teint basané et le regard acéré d'oiseaux de proie. L'un d'eux pousse un brancard monté sur roulettes. L'individu qui marche en tête, crâne rasé, visage anguleux et inexpressif, aborde un infirmier dans le couloir du service :

            – S'il vous plaît, monsieur, demande-t-il avec un accent libanais très prononcé, la chambre du garçon mort cet après-midi dans un accident ?

            L’homme le dévisage, méfiant.

            – Qui êtes-vous ?

            – Nous venons chercher le corps. Le légiste veut l'examiner avant de le rendre à la famille.

            – Ce n'est pas légal, fait remarquer l'infirmier.

            – Il ne quittera pas l'hôpital, promet l'individu au crâne rasé.

            – Restez-là, je vais voir...

            Vif comme un serpent, l'inconnu saisit d'une main l’homme à la gorge et serre jusqu'à ce qu'il plie les genoux et perde connaissance. Deux de ses sbires le soutiennent, tandis qu'un troisième ouvre une porte donnant sur une chambre où repose le corps d’une personne âgée, en attente de préparation pour être présenté à la famille. Une fois débarrassés de l'infirmier, les faux croque-morts trouvent rapidement ce qu'ils cherchent. Ils enferment le cadavre du garçon dans un sac mortuaire, puis l'emportent sans hâte hors de la morgue. Dans le hall de l'hôpital, une aide-soignante se retourne au passage de cette étrange équipe et remarque le cobra royal tatoué derrière le crâne rasé d’un des individus, le plus inquiétant du groupe.

 

3

Attentat au Louvre

 

         Eugénie est déçue, affreusement déçue : Valentin n'a pas accepté son invitation à l'inauguration. Dans le gros 4X4 que conduit oncle Fédère, l'ambiance est morose. Bras croisés, elle regarde défiler sans les voir les arbres et les piétons de l'avenue des Champs-Élysées.

            – Allons, ne sois pas fâchée, tente de la consoler son oncle, il avait sûrement envie de venir, mais...

            – Il avait encore plus envie d'aller jouer avec ses copains, ironise-t-elle.

            – Il a peut-être été intimidé... comme toi, lui fait remarquer l'Antillais, avec un regard en coin.

            Eugénie paraît se détendre. Elle remet en plis la jolie robe bleue à volants qu'elle a choisi pour faire honneur à son oncle. Lui-même a sorti de la naphtaline une tenue de soirée, avec nœud papillon et boutons de manchette en or.

            – Peut-être, acquiesce-t-elle. Un moment, j'ai cru qu'il allait dire oui. Ça se voyait dans ses yeux. Et puis tout à coup, il s'est rappelé qu'il avait promis à sa sœur de l'accompagner à une teuf...

            – Une quoi ?

            – Une fête... (La jeune fille se rembrunit) Il aurait pu me proposer de venir avec eux, murmure-t-elle.

            – On ne va pas tarder à arriver, annonce son tuteur après un long silence. Je t'ai dit que le président de la République sera là ?

            – Ça me fait une belle jambe, marmonne Eugénie.

            – Tu veux que je te dise ? Moi aussi.

Il lui adresse alors un de ses sourires éclatants qui ont un effet magique sur les humeurs les plus sombres. Eugénie se redresse vivement et dit :

            – Tu sais ce que je vais faire ? (Oncle Fédère fronce les sourcils. Il redoute la réponse.) J'irai lui faire une bise...

            – Ah ! Ah ! Alors moi aussi !

            Ils éclatent de rire.

            Après avoir miraculeusement trouvé à se garer à moins d'un kilomètre du musée du Louvre, Oncle Fédère et sa jeune protégée se présentent sur l'esplanade où se dresse la célèbre pyramide de verre. Eugénie s'immobilise, écarquille les yeux :

            – Mon oncle... Tu vois ce que je vois ?

            – Des tas de gens bien habillés, des gorilles en costume, des policiers en pagaille.

            – Oh, la, la ! Je ne le crois pas, il est venu ! VALENTIN ! s'écrie la jeune fille en saluant à grands gestes un garçon blond-roux en rollers.

            Ils s’élancent l'un vers l'autre.

            – Ce que t'es chouette ! la complimente Valentin avec une moue admirative.

            – Tu peux dire jolie, ça ne me vexera pas, réplique Eugénie. Finalement, tu t'es décidé ?

            – Oui, mais c'était juste. J'ai dû mettre les rollers pour arriver à temps. En voyant tout ce beau monde, je me rends compte que je vais faire tache. Je t'attendrai à la sortie.

            – Quoi ? Sûrement pas ! Je suis une copine personnelle du président de la République et... (Le grand noir se racle la gorge. Eugénie rougit et poursuit : ) et ne t'inquiète pas. Je te conseille juste de ranger tes rollers dans ton sac à dos.

            – C'était prévu.

            Eugénie se frappe soudain le front de la paume :

            – Oh, non ! Oncle Fédère, on a laissé l'invitation de Valentin à la maison.

            Avec un sourire malicieux, le géant tire lentement trois cartons d'invitation de la poche intérieure de sa veste. Eugénie lui saute au cou sous le regard impressionné de Valentin, car elle vient de faire un bond d'un mètre cinquante sans élan.

            Une fois dans le musée, tous trois jouent des coudes pour gagner au plus vite le département des Antiquités égyptiennes où se tient l'exposition Horisis. Oncle Fédère a toutes les peines du monde à ne pas perdre de vue sa « belette », comme il surnomme parfois Eugénie. Finalement, malgré son mètre quatre-vingts quinze et sa vue d'aigle, il se retrouve seul… au milieu de la foule.

            Le clou de l'exposition se dresse au centre d'une vaste salle en longueur, simplement protégé par une rambarde en corde torsadée et des capteurs infrarouge. Cet impressionnant portique trapézoïdal, couvert d'or et d’incrustations en émail bleu, de deux mètres cinquante de haut, subjugue les visiteurs au point qu’il règne autour un silence presque religieux. C’est alors qu’un mouvement se produit dans la foule, qui oblige le colosse à faire de savantes contorsions pour ne pas écraser un pied ou assommer une personnalité d'un coup de coude. Les flashs photographiques crépitent, des cameramen et des porteurs de micro se bousculent pour suivre l'approche d'un groupe de personnages en costume. Une voix se détache des autres :

            – Voici la merveille des merveilles, monsieur le Président !

            Fédère décide de ne plus bouger. Il croise les bras et attend. Invités et journalistes se heurtent à lui comme les flots contre un rocher, si bien qu'il se retrouve aux premières loges pour écouter les commentaires d'un homme au visage buriné et bruni par le soleil. Le président de la République fixe brièvement cet Hercule noir, figé dans une posture de garde nubien, puis reporte son attention sur le monument d'or.

            – Ce cartouche, explique l'archéologue Jean-Paul Darcier en pointant l'index vers le bas du monument, nous apprend que le portique a été baptisé « La porte d'Horisis ». Nous pensons qu'elle symbolisait l'entrée du monde des morts.

            – Intéressant. Et sait-on pourquoi il a été placé dans ce tombeau ? demande le Président en prenant un air pénétré de grand respect.

            – Eh bien, pour vous répondre, il faudrait que nous nous approchions du manuscrit de Thot, une autre merveille... Là-bas, monsieur le Président, indique l'archéologue.

            Aussitôt, les gardes du corps ouvrent la voie vers une vitrine en pupitre, contenant le précieux rouleau de papyrus. À cet instant, une voix de jeune fille interpelle le chef de l'État :

            – Antoine ! Antoine !

            Antoine Lamart se retourne, intrigué. Les yeux écarquillés d’épouvante, Fédère voit sa protégée se faufiler entre deux gardes du corps, puis s'avancer sans la moindre gêne vers le président de la République. La voici qui tend les mains pour l'embrasser, tel un membre de sa famille. Personne n'ose intercepter cette jeune et jolie personne qui paraît connaître si intimement le chef de l'Etat, lequel se livre de bonne grâce à l'affectueuse attention de sa concitoyenne, dans un redoublement de flashs. Oncle Fédère intervient en s'avançant à son tour :

            – Eugénie ! Oh, tu n'as pas honte ?

            – Mais non, laissez, dit le Président avec bienveillance.

            Le géant se penche vers Antoine Lamart pour lui murmurer, ce qui donne l'impression que lui-même l'embrasse :

            – Excusez-la, monsieur le Président, dès qu'elle voit quelqu'un qu'elle aime bien, il faut qu'elle lui fasse une bise.

            Le chef de l'État pardonne, tape amicalement sur l'épaule du géant, puis retourne à son guide. Oncle Fédère attrape sa protégée par un bras pour la gourmander sévèrement :

            – Tu te rends compte, polissonne !

            Pourtant, il a toutes les peines du monde à retenir son envie de sourire. Eugénie joue les innocentes !

            – Ben quoi, dit-elle en adressant un regard en coin à son camarade médusé. Ça n'est pas ce qu'on avait parié ?

            Oncle Fédère soupire. Valentin lève le pouce pour la féliciter et la jeune fille éclate de rire. C’est alors qu’elle remarque un homme, grand et mince, qui passe derrière son oncle. Elle est intriguée par la détermination qu'elle a lue sur son visage hâlé. Elle aperçoit maintenant l'inquiétant tatouage qui orne l'arrière de son crâne rasé : un effrayant cobra royal, en position d'attaque.

            – Donne-moi la main, Eugénie, ordonne Oncle Fédère, et ne me la lâche plus avant la fin de l'inauguration.

            – D'accord. Valentin, donne-moi la tienne. Comme ça, on est sûrs de ne pas se perdre.

            Près de la vitrine présentant le manuscrit de Thot, ainsi que divers objets usuels trouvés dans la tombe d'Horisis, Jean-Paul Darcier explique que ce texte constitue à lui seul un fantastique mystère :

            – Ce sont des chants sacrés, mais dont le sens nous échappe. J’ai personnellement émis l’hypothèse qu’il s’agissait de mélopées sans véritable signification, psalmodiées par les prêtres durant la cérémonie funéraire, et qui n'avaient d'autre but que de créer une sorte d'ambiance vibratoire, si vous voyez ce que je veux dire ?

            – Je vois, répond le Président qui a repris un air pénétré. Et que savez-vous d'autre sur ce jeune pharaon ?

            – Pas grand-chose en vérité, sinon ce qu'en raconte la légende peinte sur les murs de son tombeau...

            L'égyptologue est soudain interrompu par une déflagration provenant d'une pièce voisine. Des cris retentissent. La foule reflue en masse dans la salle du portique. La sécurité présidentielle réagit aussitôt, cernant l'homme d'État d'un rempart de corps. Une seconde explosion se produit, suivie d'un important dégagement de fumée.

            – Un attentat ! hurle une voix dans la foule. Il y a d'autres bombes !

            C'est le début d’un incroyable sauve-qui-peut général. Les gens se marchent les uns sur les autres, les cris se mêlent aux hurlements des sirènes d'alerte. Oncle Fédère enlace les deux adolescents, puis les oblige à s'agenouiller, se transformant en une véritable forteresse.

            – N'ayez pas peur, annonce-t-il, courbé sur les deux jeunes.

            – Mais non, il faut sortir de là ! proteste Valentin.

            – Pas dans la panique, réplique Eugénie. Attendons que la foule ait évacué.

            Une troisième explosion se produit. La salle est maintenant envahie par une âcre fumée brune. On croit même entendre des détonations d'armes à feu.

            – Bon sang, qu'est-ce qui se passe ? s’interroge Valentin, affolé.

            – Rapprochons-nous des fenêtres, propose Oncle Fédère.

            D'autres invités semblent avoir eu la même idée, car des bruits de verre brisé se font entendre. C'est alors qu'Eugénie aperçoit à travers la fumée trois silhouettes qui, loin de fuir, s'acharnent sur la vitrine où est exposé le manuscrit de Thot.

            – Oncle Fédère, regarde ! s'écrie-t-elle.

            – Quoi ?

            – Des types sont en train de voler le papyrus.

            Le géant se retourne, mais il est déjà trop tard. Profitant de la panique, Les malfrats se hâtent vers l'une des sorties où ils se mêlent à la foule paniquée.

            – Vite ! rattrapons-les ! décide Eugénie.

            Sans attendre une approbation, elle se jette dans la cohue. Valentin, talonné par l'Antillais, la rattrape dans l'enfilade de salles de l'aile Richelieu.

            – Ça ne sert à rien ! On n'a pas vu leur tête ! dit-il.

            – Je sais comment les reconnaître, réplique Eugénie. Ne me lâchez pas !

            Ils finissent par se retrouver dans l'immense hall d'accueil sous la pyramide, où résonne le brouhaha d'une foule choquée. À travers les parois de verre apparaît un ciel crépusculaire.

            – Oncle Fédère, prends-moi sur tes épaules, demande Eugénie.

            En deux secondes, la voilà perchée à deux mètres de hauteur, scrutant le flot des invités qui, sans panique excessive, remonte vers la surface par les grands escaliers en spirale. Le Président a probablement été évacué par une autre issue. Elle repère tout à coup une boule de billard basanée au milieu des têtes agitées.

            – Je les vois ! s'exclame-t-elle.

            Elle saute à terre.

            – Oncle Fédère, ouvre-nous la voie.

            Courtoisement, le géant écarte de ses énormes mains les gens qui les précèdent.

            – Sécurité du Président, laissez passer, répète-t-il pour éviter les réactions négatives.

            Une fois sur l'esplanade du Louvre, ils voient quatre hommes s'éloignant d'un pas rapide vers le passage de la rue de Rivoli.

            – Valentin, prête-moi tes rollers, demande Eugénie.

            – Qu'est-ce que tu vas faire ?

            – Devine.

            – Oncle Fédère, on allume les portables. Retournez à la voiture, je vous guiderai.

            Déconcerté, Valentin tente d'interroger le géant :

            – Qu'est-ce qu'elle veut dire ?

            – Que la chasse est ouverte.

            – Pourquoi vous ne prévenez pas les flics ?

            – C'est trop la panique, répond Eugénie tout en chaussant les rollers de son ami. Le temps qu'ils comprennent, les voleurs seront à Tombouctou.

            Elle agrafe au col de sa robe un micro-cravate, relié à un minuscule téléphone portable. Elle compose un numéro, fixe l'appareil à sa ceinture bleu nuit, puis s'équipe d'une oreillette  sans fil. Une sonnerie retentit sous la veste de l'Antillais qui vient à son tour d'ajuster  un écouteur à son oreille.

            – Vous êtes sacrément bien équipés, constate Valentin.

            – Tu m'entends, Oncle Fédère ?

            – Oui. Sois prudente, ma belette. Tu restes à distance et tu respectes bien le code de la route.

            – Bien sûr !

            Elle serre au maximum les rollers de Valentin, car ils lui sont trop grands d’au moins deux pointures. Puis elle s’élance en s’exclamant :

            – À tout de suite !

            Valentin la regarde l'éloigner, abasourdi.

            – Viens, mon garçon, dit Fédère. La voiture est par là...

 

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1 mai 2009

Un petit passeport pour l'enfer ?

Voici un roman pour grands ados et adultes un peu passé inaperçu. Le héros s'appelle Arthur Ténor, un homonyme bien sûr de son auteur. Une plongée dans un enfer plus vrai que nature, dans le Paris des années 1980, époque où j'y vivais et m'amusais à explorer les souterrains.

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Passeport pour l'enfer

Arthur Ténor et Natallie

Grasset Jeunesse - Grand format hors collection.

En voici la 4ème de couverture : « La mort du vieil Hans Wagner, quatre lettres aux sinistres héritiers, une énigme posthume menant à un enfer plus vrai que nature… Sillonnant un Paris devenu le théâtre d’une impitoyable et folle course au trésor, poursuivis par d’anciens SS avides d’un funeste héritage, la jolie Mathilde et l’auteur de bandes dessinées Arthur Ténor vont se retrouver piégés dans une mise en scène machiavélique, qui prouvera que « nous tissons nous-mêmes les fils de notre destin » et que « l’enfer sied seul aux damnés, et chasse l’intrus égaré »...

L'histoire :

Un ancien nazi, à l'approche de la mort, est hanté par la peur de la damnation. Pour d'obscures raisons, il décide de donner l'enfer en héritage à ses anciens compagnons d'infamie (trois SS et son épouse ayant tous officié dans les camps d'extermination nazis). Pour cela, il a mis au point un premier piège, dont la clé est une énigme menant « droit en enfer » comme il l'annonce clairement. Pourtant, aucun des héritiers ne se dérobe à une course au trésor qui devrait vite tourner en course à la mort. Mais voilà que s'invitent dans le jeu, bien malgré eux, deux personnages qui sont l'exacte antithèse des monstres qui s'agitent dans cette histoire. La première se retrouve accidentellement détentrice de l'énigme, qui n'est pour elle qu'un obscur mystère sentant fort le soufre. Les concurrents ne vont pas lui ménager les émotions fortes. L'autre, c'est Arthur Ténor, un jeune artiste qui exerce le métier d'explorateur de l'imaginaire, outre celui de  dessinateur de BD. Son entrée dans cette « effarante affaire d'affreux », selon ses propres termes, sera fracassante. Sa présence pourrait être comique si le second piège, conçu par le défunt, n'était autre qu'un véritable enfer, élaboré avec un machiavélisme consommé, pour que chaucun des héritiers reçoive sa part d'héritage maudit. Y échapper est impossible...

Les premiers chapitres :

1 

Mission secrète

         Au crépuscule du 17 mars 1983, Mathilde Legrand reçoit un coup de fil de son sinistre ami Hans Wagner.

            – Viens. S'il te plaît...

            La voix est haletante, la respiration sifflante.

            – Maintenant ? s'inquiète la jeune femme en consultant sa montre qui marque vingt heures.

            – Oui. Je suis à mon cabinet... Fais vite.

            Il raccroche. Mathilde soupire, se disant que cet appel tombe mal puisqu'elle est de corvée de dîner avec son patron et un client important. Mais l'angoisse qu'elle a perçue chez son ami est telle qu'elle se voit mal l'ignorer. Et puis, se dit-elle, en se dépêchant, elle devrait réussir à ne pas être trop en retard. Elle attrape son petit sac à main noir sur la table du salon, se mire brièvement dans la glace du couloir, rafle les clés de son Austin sur la commode, claque la porte et s'élance dans l'escalier telle une Cendrillon des beaux quartiers partant au bal... des vampires, en l'occurrence.

            La jeune femme gare son Austin Mini noire devant un immeuble cossu du septième arrondissement de Paris. Laissant son sac à main dans la voiture, elle court jusqu'au premier étage où l'avocat d'affaires Hans Wagner a aménagé un appartement en cabinet. Avant d'entrer, la jeune femme reprend son souffle. Elle franchit le seuil, l'estomac noué d'appréhension. Le hall d'accueil est plongé dans la pénombre.

            – Hans ! appelle-t-elle doucement, de plus en plus inquiète.

            Poussant la porte, elle découvre son ami rejeté contre le haut dossier de son fauteuil,  une main crispée sur le cœur. Cravate desserrée, en nage et haletant, il grimace de douleur.

            – Mon Dieu, Hans, vous avez une attaque !

            Elle se précipite vers le téléphone posé sur le bureau, mais au moment de décrocher, l'avocat se penche brusquement pour lui saisir la main.

            – C'est inutile.

            – Mais enfin, Hans, laissez-moi appeler les secours.

            – Écoute-moi, Mathilde, s'il te plaît.

            – Je vais vous chercher un verre d'eau.

            – Non ! (L'exclamation fait sursauter la jeune femme.) Non, répète-t-il avec calme, il faut que tu fasses quelque chose pour moi.

            – Je vous écoute.

            Wagner désigne d'un index tremblant un tableau de maître accroché au mur lambrissé.

            – Derrière, il y a mon coffre.

            – Je sais.

            – Va l'ouvrir.

            Hésitante, Mathilde s'approche du tableau. Elle met au jour le panneau carré d'un coffre-fort sur lequel est fixé un boîtier avec un clavier de commande.

            – La combinaison est 1... 9... 4... 5...

            Il semble à chaque chiffre que le mourant glisse un peu plus vers le gouffre. Une fois le coffre ouvert, son amie demande :

            – Et maintenant ?

            – Les enveloppes, prends-les. Les quatre.

            La jeune femme écarte des liasses de billets de banque pour sortir les plis bistres, cachetés à la cire. Sur chacun est inscrit un prénom en rouge : Herbert, Johan, Fritz, Berthe. Ce dernier lui inspire un vif sentiment de crainte. Elle revient vers l'avocat qui grimace un sourire.

            – Mathilde, je ne t'ai jamais rien demandé, reprend-il, mais... je n'ai pas le choix. Tu connais mon notaire, Jacob Cohen ?

            – Oui.

            – Porte-lui ces enveloppes. Remets-les-lui en mains propres. Tu m'entends, Mathilde, en mains propres !

            – En mains propres, j'ai compris. Que contiennent-elles ?

            Un rictus acide déforme le visage de l'avocat.

            – Une méchante plaisanterie, la dernière de ma misérable existence.

            Les yeux fermés, il reste quelques secondes  silencieux, comme s'il goûtait une accalmie dans son supplice.

            – Surtout, Mathilde, que personne n'apprenne que tu as eu ces enveloppes entre les mains, recommande-t-il.

            – Pourquoi ?

            – Ne cherche pas à savoir. C'est une affaire qui ne te concerne pas, qui ne doit pas te concerner ; ta vie serait en danger ! Une fois que tu auras donné ces enveloppes, oublie-les, oublie-moi, oublie tout ce qui me concerne... oublie tout. Tout.

            Il se met à gémir de douleur, et dans les paroles inarticulées qui sortent de sa bouche revient plusieurs fois le mot « oublier ».

            – Il faut vous allonger, dit Mathilde en l'aidant à quitter son fauteuil.

            Il se laisse faire. Une fois étendu sur la moquette, un certain apaisement apparaît sur son visage. Maintenant, la jeune femme se demande ce qu'elle doit faire, partir ou appeler le SAMU.

            – Hans, je vous en prie, laissez-moi appeler un médecin.

            Mais Hans ne peut plus répondre. Ses traits se crispent brusquement et son regard se fige dans une expression d'étonnement inquiet. Peut-être vient-il de voir s'ouvrir les portes de la mort. La jeune femme plaque l'oreille sur la poitrine de l'avocat. Rien. Un instant, elle songe à se précipiter sur le téléphone, mais pour quoi faire ? songe-t-elle. D'ailleurs, elle n'avertira personne de la mort de Hans Wagner, car personne ne doit savoir qu'elle a assisté à ses derniers instants, surtout pas cette affreuse Berthe, l'épouse du défunt. Si elle l'apprenait, s'épouvante la jeune femme, elle serait capable de lui arracher les yeux avec les dents. Et puis, il y a ces enveloppes... Mathilde soupire tout en contemplant le cadavre de cet homme qu'elle a apprécié plutôt qu'aimé, et peut-être sincèrement plaint. Puis elle se lève et quitte le bureau, les plis cachetés sous le bras.

            Une fois sur le palier et la porte du cabinet refermée, elle accélère le pas, se disant qu'elle portera les enveloppes à maître Cohen dès demain matin, à l'ouverture de son étude. Mais non ! c'est impossible, demain elle part pour Monaco... 

            Entre le premier étage et le rez-de-chaussée, elle croise une grande saucisse sèche, au chignon gris, en tailleur Chanel noir. Les deux femmes se dévisagent une demi-seconde ; Mathilde devient livide, l'autre l'est déjà au naturel. Baissant vivement les yeux, elle continue à descendre, les jambes molles, son cœur battant la chamade. Car c'est Berthe Wagner qui vient ainsi de la poignarder du regard. Parvenue au rez-de-chaussée, elle est obligée de s'arrêter quelques secondes pour lutter contre une terrible sensation de vertige. Il faut dire que le portrait que Hans Wagner lui a dressé de son épouse a de quoi faire frémir : « une araignée noire, supérieurement intelligente et cruelle ».

            Une image s'impose soudain à l'esprit de Mathilde. D'une main, elle étouffe un cri. Les yeux écarquillés d'effroi, elle fixe la vieille dame qui entre dans le hall de l'immeuble.

            – Ça ne va pas mademoiselle ? s'inquiète cette dernière.

            Mathilde s'enfuit sans répondre. Elle a oublié de refermer le coffre de Hans Wagner !


2 

La galerie des horreurs 

         Au petit matin du 24 mars, sur l'une des grandes avenues chic du huitième arrondissement de Paris, un grand noir des services de voirie de la ville est à pied d'œuvre. De son balai aux branches en plastique vert pomme, il pousse dans l'eau du caniveau les mégots et autres menus déchets jetés par les sagouins de passage. Casque de baladeur sur les oreilles, il se dandine au rythme nonchalant d'un morceau de reggae. La bande arrivant en bout de course, la musique s'arrête. Sans cesser de chantonner, le jeune homme s'assoit sur un banc pour tourner la cassette de son Bob Marley.

            – I want, tatati, ho-o !

            Il replace son appareil dans une poche de sa combinaison verte et reprend sa tâche. Une grosse Volvo noire aux vitres teintées se range brusquement le long du trottoir, lui aspergeant copieusement les jambes.

            – Eh ! Ho ! Ça va pas, mec ! glapit-il en reculant d'un bond.

            Le passager avant du véhicule, un malabar en costume sombre, descend. Ignorant le balayeur mécontent, il ouvre la portière arrière. Le noir en profite pour interpeller le chauffeur :

            – Eh, mec, tu pouvais pas faire attention ? Si je suis un arbre, alors toi t'es un chien ! lance-t-il avec un index accusateur.

            Un énorme type s'extrait de la Volvo. Il enfile le pardessus bleu marine que lui tend son garde du corps. Face adipeuse, mi-chauve, cheveux blonds jaunâtres, il fixe de ses petits yeux porcins la façade d'un des immeubles devant lui.

            – Eh, monsieur, t'as vu ce qu'il a fait, votre chauffeur ? se plaint le grand noir. Je vais me les geler, moi, maintenant !

            Le gros homme le dévisage brièvement, puis se tourne vers son employé :

            – Je n'en ai pas pour longtemps, déclare-t-il avec un fort accent germanique.

            Le molosse acquiesce, puis remonte en voiture tandis que son maître se dirige vers ses affaires. Ce volumineux personnage s'appelle Fritz Stanbär. Cent quinze kilos de viande empoisonnée et pas un gramme d'humanité. C'est un affairiste à l'intelligence perfide, expert en démolition d'empires financiers ou industriels concurrents. On dit qu'il puise l'énergie de sa malveillance dans sa cupidité, en vérité c'est dans la jalousie.

            Vexé de n'avoir pas reçu d'excuses, le balayeur cogne avec le manche de son balai à la vitre du passager avant.

            – Eh mec, ça t'arrive d'être poli ?

            Le carreau opaque descend complètement. Le balayeur se penche. Une main surgit comme la tête d'un cobra, l'empoigne au col, l'attire dans l'habitacle. Dix secondes plus tard, le jeune homme ressort, casque de baladeur en travers de la figure.

            – O.K., mec, ça va ! Faut pas se fâcher, fait-il en s'éloignant.

            Il reprend son ouvrage, ayant perdu l'envie de se dandiner. Une seconde voiture, une Mercedes grise, se gare à quelques mètres derrière la Volvo. Cette fois, le passager descend seul. Bottines de cuir noir impeccablement cirées, costume-cravate strict, il inspire autant la sympathie qu'un parapluie bulgare. La soixantaine largement trépassée, c'est un homme élancé au regard acéré et inexpressif. Cette créature d'origine allemande se nomme Herbert Krüger. Elle met son génie de la manipulation au service d'éminences grises qui souhaitent commercer, manœuvrer, magouiller... pour mieux dominer et s'enrichir. Krüger fut dans sa jeunesse aussi audacieux cambrioleur que les autres affreux de cette histoire. Ce qui, lui, le fait courir n'est pas la jalousie ou l'amour de l'or, mais une haine obsessionnelle de la médiocrité.

            Il tourne les deux glaçons noirs qui lui servent d'yeux vers la Volvo, puis il se penche pour donner un ordre à son chauffeur :

            Gehen Sie dort.  In einer Stunde müßte es beendet werden.

            Gut sehr, Herr Krüger[1].

            Tandis que sa voiture redémarre, l'Allemand se dirige vers la même porte cochère que son adipeux prédécesseur. Le balayeur songe qu'il doit se tenir là une sacrée assemblée de maffiosi. C'est alors qu'il voit débouler du haut de l'avenue une rutilante Chevrolet rouge. Avec un étonnement amusé, il la regarde se ranger devant la Volvo, nez à nez, lui heurtant même légèrement le pare-chocs. Appuyé sur son balai, il observe la suite comme au spectacle. Alors, telle une star de western spaghetti série Z, le conducteur descend de son monstre made in USA. Il porte une veste blanche à rayures rouges sur un gilet de cachemire bordeaux. Sous son menton grassouillet bouffe une cravate de soie écarlate, piquée d'un rubis. Il se dérouille les genoux en esquissant deux flexions. Son pantalon de cuir noir lui moule les cuisses... et le reste. Il est chaussé de Santiags en crocodile et, comme pour achever sa caricature de milliardaire texan, il porte un chapeau blanc à large bord.

            – Chouette, la caisse ! lui lance le balayeur en levant le pouce.

            La remarque tombe comme une mouche dans un plat de lentilles.

            Ce troisième larron s'appelle Johan Brünhart. Ce monument de mauvais goût est aussi raffiné qu'une troupe de légionnaires bourrés et aussi discret qu'une délégation de démons visitant le Vatican. C'est un cracheur de mépris, une sorte de piment ventripotent qui exhale un verbe acerbe. Son présent ignore son passé. Pour lui, le bien et le mal n'existent tout simplement pas et il n'a jamais rien pris au sérieux.

            Il passe un rapide coup de peigne dans sa chevelure corbeau fraîchement teint. Les profonds sillons qui encadrent sa bouche trahissent une notable propension à rire. Pour un peu, il paraîtrait sympathique.

            – Eh ! Classe, les santiags ! lui jette en connaisseur le balayeur, avec un franc et lumineux sourire.

            Johan Brünhart le considère avec une moue de dégoût, puis lâche :

            – Gare ton fion, négro !

            Sur le coup, le jeune homme reste coi, puis il trouve une réplique accompagnée du geste approprié :

            – Tu sais ce qui t'dit, mon fion ?

            Le vieux beau affiche une mine de bouledogue croisant un pékinois. Son interlocuteur gonfle alors sa carcasse d'un mètre quatre-vingt dix, puis fait jouer les articulations de ses épaules. Enfin, il approche. Brünhart préfère s'éloigner, pour franchir à son tour la porte cochère.


3 

Torrides retrouvailles 

         Dans le hall de l'immeuble, Brünhart consulte le panneau sur lequel figure le nom des locataires. Il cherche celui qui l'intéresse et, le trouvant, grimace.

            – Jacob Cohen ! murmure-t-il.

            Avant de monter dans l'ascenseur, il a une hésitation. Il retrouve le sourire en le quittant sur le palier du quatrième, mais le reperd en se plantant devant une porte de bois vernissé sur laquelle est apposée la plaque de cuivre du notaire de Hans Wagner. Le Texan germanique ôte son chapeau blanc, se passe une paume sur les tempes, remue les épaules, puis presse le bouton de la sonnette. Peu après, l'huisserie claque et s'entrebâille. Une petite femme d'un certain âge dévisage le visiteur d'un air renfrogné.

            – Bonchour, madame ! lance Brünhart en forçant son accent allemand. Che suis Johan Brünhart et ché rendez-fous... !

            – Je sais qui vous êtes. Entrez ! le coupe la femme.

            Elle s'efface en ouvrant le battant. L'Allemand pénètre alors, avec une démarche de baron bavarois, dans un vestibule vieillot et défraîchi. Il y règne une atmosphère avant-guerre fleurant bon les souvenirs de jeunesse. La vieille dame ouvre la porte d'une salle d'attente.

            – Entrez là. Maître Cohen va vous recevoir, dit-elle, lèvres pincées comme si elle avait des problèmes de digestion.

            – Merci, charmante pitite madame ! fait Brünhart avec une raide inclinaison du buste.

            Dans la pièce, éclairée par une haute fenêtre, patientent les deux sinistres personnages arrivés avant lui.

            – Oh, mais que vois-je ? Mes vieux copains Herbert et Fritz !

            Les copains en question ne lui adressent qu'un bref regard agacé.  Brünhart s'installe dans un fauteuil élimé, puis demande :

            – Vous êtes donc invités, vous aussi ? Hé, hé, c'est peut-être le grand jour !

            Herbert reste de glace, Fritz bout. Le front perlé de sueur, ce dernier se lève pour aller ouvrir la fenêtre.

            – Et vous croyez que notre douce Berthe aussi sera de la fête ? demande encore le nouveau venu.

            – La ferme, Johan ! éructe le gros homme. Tu nous saoules avec tes questions.

            Du warst nicht am Begräbnis[2] ? demande alors Herbert Krüger.

            – Pour quoi faire ? Tenir la main de la veuve ? Bah ! fait-il avec un geste de dégoût. Je n'avais aucune envie de respirer le même air qu'elle... ni que vous d'ailleurs. Encore que, avec vous je peux supporter n'importe quelle atmosphère viciée, parce qu'on a toujours été complices, mieux que cela, frères de sang ! (Il éclate de rire.) Franchement, c'est bizarre de se retrouver ici, chez maître... Cohen. Ça ne vous étonne pas, vous ?

            – Comment se fait-il que personne n'ait jamais eu l'idée de t'arracher la langue ? crache Stanbär en se retournant.

            – Parce qu'elle sert toujours à quelque chose, ma langue, réplique Brünhart. Par exemple, dans l'affaire des Libyens, son agitation t'a plutôt été utile, non ? Combien elle t'a rapporté déjà, ma langue ?

            Il échange un regard avec l'austère Krüger et curieusement partage un même sentiment d'anxiété. Tous trois ignorent la raison précise de leur présence en ces lieux, mais ils savent à quel événement passé elle est liée.

            – Bon, il se magne le Jude ! s'impatiente Brünhart.

            Comme en réponse, la petite porte menant au bureau du notaire s'ouvre. La frêle silhouette de la vieille femme se découpe dans l'encadrement.

            – Vous pouvez entrer !

            – Ha, bien ! s'exclame Brünhart en se levant.

            Les trois hommes pénètrent dans une pièce sombre, au parquet luisant et grinçant, embaumant l'encaustique. L'un des murs est couvert de tiroirs de bois chargés de dizaines de dossiers. Derrière un immense bureau se tient un homme chétif qui ne daigne pas se lever pour les accueillir, se contentant de les regarder approcher par-dessus ses lunettes en demi-foyer. Les vestiges grisâtres de sa chevelure, les rides profondes de son front et sa posture voûtée lui donnent une allure de rat de bibliothèque. D'un geste et sans un mot, il invite les Allemands à s'asseoir sur les chaises disposées de part et d'autre d'une grande femme sèche raide comme une gouvernante anglaise. Bouche serrée et fesses pincées, elle ne réagit pas à l'entrée des trois hommes. Les petits yeux du notaire se portent brièvement sur elle, comme pour observer sa réaction.

            – Berthe ! Quelle bonne surprise ! fait Johan. Comment vas-tu ?

            Il ne reçoit aucune réponse.

            À droite du notaire se trouve un gros magnétophone à bande qui intrigue vivement Fritz Stanbär. Le regard acéré d'Herbert Krüger s'intéresse quant à lui au dossier sur lequel le petit homme tient croisées ses mains légèrement tremblantes. Singulièrement mince, il est étiqueté : « Succession Hans WAGNER ». Les yeux rivés sur cette pochette rouge, la femme paraît en maudire le contenu.

            Berthe Wagner n'a sans doute jamais été aussi naturelle que dans son rôle de veuve noire. Dans le film Blanche-Neige, elle aurait eu de la reine amère le profil parfait, de corps et d'esprit. Son époux lui-même la comparait à une engeance arachnéenne douée d'intelligence, capable de tisser autour de ceux ou de celles que sa jalousie morbide avait décidé d'exécrer une destinée funèbre. D'après lui encore, « cette noire chose pensante ne connaît que deux états : le zéro absolu des émotions ou l'embrasement de la haine ».

            Tranchant avec l'atmosphère plombée de cette réunion, Johan Brünhart affecte une attitude gouailleuse. Il sourit, soupire, se gratte... Le voici qui pousse du coude son volumineux voisin, désignant la femme du menton. Fritz Stanbär lui répond d'un haussement d'épaules. Le vieux notaire sort un mouchoir à carreaux pour astiquer nerveusement ses lunettes. Le regard baissé sur le dossier, il se racle la gorge et commence enfin :

            – Madame, messieurs, je vous ai convoqués aujourd'hui suite au décès de M. Hans Wagner. Je ne vais pourtant pas ouvrir devant vous le dossier de sa succession, pour une raison très simple... (Il chausse ses lunettes et lâche dans un souffle : ) aucun de vous n'y est nommé.

            Chacun à leur manière les trois hommes manifestent leur étonnement. Le fanfaron : « Qu'est-ce qu'on fiche là, alors ? », le mastodonte : « Warum ? », le glaçon se contente de froncer les sourcils. La surprise passée, Johan rompt le silence pour lancer à la veuve :

            – Il ne t'a rien laissé, Berthe ?

            – Eh non, répond-elle avec un sourire sulfurique.

            Sans quitter le dossier des yeux, le notaire reprend sur un ton neutre de juriste récitant le code pénal :

            – Vous ne pourrez donc prétendre à aucune part des biens déclarés et disponibles du défunt. Toutefois, celui-ci a instruit un testament parallèle, non officiel, qui concerne un patrimoine... (Il s'interrompt et lève le nez pour profiter pleinement de la réaction de ses interlocuteurs.) un patrimoine secret.

           Le parapluie bulgare réagit aussitôt :

            – Comment un notaire dont on connaît l'intégrité peut-il parler de testament parallèle et de patrimoine secret ?

            – Eh bien, nous dirons que cela complète mon expérience professionnelle. Et puis ce n'est pas le propos, M. Krüger ! s'agace brusquement le notaire en soutenant son regard de glace. Avant d'ouvrir ce testament officieux, que vous en acceptiez ou non les termes, je vous prie de garder une absolue discrétion sur la présente affaire. Ce n'est pas seulement ma responsabilité pénale qui est en jeu, c'est aussi la vôtre. Hans Wagner a fait en sorte d'y veiller, pour notre tranquillité mutuelle. Suis-je clair ? 

            Des trois frères de sang, seul Johan Brünhart acquiesce, avec un sourire et un clin d'œil sans écho de l'autre côté du bureau. Berthe Wagner n'est pour sa part pas encore assez décongelée pour pouvoir esquisser une réaction. Le notaire se remet à astiquer ses lunettes. Bien qu'il paraisse tendu, intérieurement, il jubile.

            – Parfait. Alors voici, poursuit-il. Hans Wagner ne m'a pas confié que le règlement de sa succession. Il m'a aussi fait un récit détaillé de sa vie, notamment sur la période allant de 1936 à 1945, que vous connaissez bien, messieurs, puisque vous étiez ensemble. Je ne vous cache pas que ce que j'ai appris au cours de ces longues heures d'entretien m'a plus d'une fois donné envie de vomir. Paradoxalement, c'est une des raisons qui m'ont poussé à prendre en charge cette succession que je n'hésite pas à qualifier de « maudite ». J'ose espérer qu'elle vous apportera le profit que vous méritez...

            – Épargnez-nous vos commentaires, maître. Venez-en au fait, le coupe sèchement Berthe Wagner.

            – J'y viens, madame. (Le notaire prend une inspiration.) Votre mari a enregistré ses dernières volontés sur ce magnétophone, à votre intention et celle de ces messieurs. Nous allons les écouter. 

            Johan Brünhart montre d'horripilants signes d'excitation. Il se redresse sur son siège, glousse, lisse ses cheveux noir corbeau qui furent en d'autres temps d'un blond arien. 

            – Ach ! Ça y est, enfin nous allons savoir ! se réjouit-il.

[1] «  – Allez-y. Dans une heure, ce devrait être fini.

– Bien, monsieur. »

[2] Tu n'étais pas à l'enterrement ?


1 février 2009

Connaissez-vous Rumeur !

Ce mois-ci je vous propose de découvrir un polar trépidant, dont le thème est la Rumeur !

Ce roman publié par Magnard Jeunesse, collection Policier (12 - 15 ans) est toujours disponible en librairie.

Rumeur

Dans le collège d'Alex, le bruit court qu'un élève serait en possession d'une arme et compterait s'en servir prochainement... Il n'en faut pas plus pour qu'Alex parte à la recherche du coupable. Les mauvaises langues lui suggèrent quelques noms. L'un d'entre eux retient son attention: Franz Grimbert. On dit qu'il est obsédé par la Seconde guerre mondiale, que c'est un nostalgique du nazisme. Le suspect idéal ? Attention à la rumeur ! (lu sur Bibliokid)

Un avis de lecteur sur le site Ricochet (Merci à lui) : " Un livre vraiment génial, un mélange entre amour et policier. Ce livre se lit facilement grâce à ces chapitres courts.
Un livre interssant et à suspense. "Rumeur" est aussi un livre de 138 ages ce qui est assez court. Un livre extraordinaire qui vous emporte dans un autre univers qui vous montre ce que peut vivre un adolescent qui vit tous les jours au collège des insultes méchantes, c'est un livre que j'ai envie de faire partager car il est vraiment extraordinaire. "

Les deux premiers chapitres :

1

La rumeur enfle

            Le professeur de maths des 5ème 6 immobilise sa main sur le tableau, au milieu d'une équation. Derrière lui, les conversations à voix basse vont bon train. Il soupire, puis craque. Frappant l'estrade du talon, il fait volte-face en s'écriant :

            – Est-ce que vous allez vous taire, à la fin ?

            Les chuchotements cessent d'un coup. On entendrait une mouche traverser la salle. L'enseignant se détend.

            – Bon. On va pouvoir continuer. Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment, mais ça y va, le moulin à paroles ! Dehors, tant que vous voulez, mais pendant mon cours, sûrement pas ! Me suis-je bien fait comprendre ?

            Pas vraiment pour un élève : une main sur la bouche, l'air de rien, il chuchote un commentaire à son voisin.

            – Alors, monsieur Lesueur, est-ce qu'on peut savoir qui vous fait jacasser ? demande le professeur, poings sur les hanches.

            – Pardon, m'sieur. C'est juste qu'en ce moment, y'en a qui racontent des trucs.

            – Quel genre de trucs ?

            – Oh ben, qu'il y aurait des élèves qui auraient des armes dans leur cartable...

            – Des armes ?

            – C'est ce qu'on dit. Et puis qu'un jour, il pourrait bien y avoir un règlement de comptes.

            – C'est sérieux ? demande-t-il, la mine soucieuse.

            – Vous savez, monsieur, répond une fille, c'est qu'une rumeur. Ça fait surtout causer les garçons...

            Un vacarme de protestations s'élève : « C'est les filles les plus bavardes », « Les mecs croient tout ce qu'on leur raconte ». Au fond de la classe, un grand brun à la chevelure légèrement bouclée et aux yeux sombres, garde le silence. Tout en mâchouillant un stylo déjà en piteux état, il paraît méditer, indifférent à cette agitation. En vérité, il est ailleurs, plongé dans un insondable malaise et de questions sans réponse.

            Finalement, le silence revient et tous font semblant d'oublier la préoccupation du moment. Dès le cours terminé, la machine à rumeur repart de plus belle dans les couloirs. Le garçon brun est interrogé par l'un de ses camarades, un petit à lunettes prénommé Claude, dont le passe-temps favori consiste à se mêler aux conversations et à relayer avec délectation les pires racontars.

            – Et toi, Alex, qu'est-ce que t'en penses ?

            – Rien.

            Claude affiche une moue déçue. Il paraît renoncer, mais dix pas plus loin, il revient à la charge :

            – On dit que c'est Grimbert qui serait dans le coup, tu sais, le Boche... T'es au courant ?

            – Non.

            – Tout le monde sait que c'est un néonazi.

            – Et alors ?

            – Ben... c'est tout. Moi j'en sais rien, mais quand même, ça m'étonnerait pas qu'un jour il se passe un sale truc au collège. Ça peut arriver, non ? Hier, un surveillant a surpris des élèves de 3ème en train de jouer avec un couteau à cran d'arrêt.

            Alex éclate de rire.

            – Ah oui, je suis au courant ! Je l'ai même vu, ce couteau. Vachement dangereux ! Il faisait cinq centimètres de long... C'était un porte-clé !

            – Ah ? N'empêche, cette fois ça pourrait bien être vrai. Y'a pas de fumée sans feu.

            La conversation s'arrête là. Alex se dit qu'en ce qui le concerne, il a bien d'autres inquiétudes à gérer. Pourtant, deux secondes plus tard, la petite phrase de Claude lui revient, comme un mauvais pressentiment :

            Y'a pas de fumée sans feu.

            En fin d'après-midi, Alex rentre chez lui à la cité des Martineaux. Il trouve son père affalé dans l'un des fauteuils du salon, en train de regarder la télévision... le son coupé. L'adolescent ouvre la bouche pour lui demander ce qui ne va pas, mais il se ravise. Il le sait très bien, ce qui ne va pas. Aussitôt, l'anxiété qui l'a miné une grande partie de la journée resurgit. La nuit dernière, il a une fois de plus rêvé à sa mère décédée l'an passé. Bien sûr, ce deuil l'a perturbé et le tenaille encore régulièrement comme aujourd'hui, mais en comparaison de son père, il a plutôt bien encaissé. Il est vrai qu'il possède un esprit combatif, une volonté farouche de ne pas se laisser ballotter par les événements. Son père, en revanche s'est effondré, perdant le goût de vivre, de sourire et, pire que tout, d'aimer. Toujours gris, toujours mou, toujours mal dans sa tête, il est devenu un dépressif chronique, et un calvaire pour son fils de quatorze ans.

            – P'pa, je vais au basket, lance le garçon depuis l'entrée du salon.

            – Heu... Oui, bonsoir, répond son père d'une voix morne.

            Avec sa tête de chien battu et ses épaules affaissées, il ressemble à un petit vieux. Alex hoche la tête en se demandant ce qu'il doit faire. Il entre dans la pièce en demandant :

            – P'pa, ça va ?

– Ça va, répond tristement le malheureux.

            Excédé, Alex sent la colère monter, mais il parvient à se maîtriser pour proposer une sortie :

            – Écoute, p'pa, y'en a marre ! Arrête de te morfondre. Faut te bouger, merde ! Faut vivre, oublier de temps en temps. Et si on sortait, ce soir ? Tu pourrais me payer le restaurant et moi je t'offrirais le ciné. Tu es d'accord ?

            L'adolescent s'efforce d'avoir l'air enthousiaste devant la loque humaine qu'est devenue son père, qui articule un vague refus. Alex perd le sourire. Alors sa colère éclate, avec violence. Et comme souvent dans ces moments où l'on échappe à soi-même, il lance des mots terribles :

            – T'es qu'une lavette ! Je peux plus supporter d'avoir un père pareil ! Tu me fais honte ! Tu me bouffes la tête !

            Il tourne dans la pièce en épanchant toute son exaspération, puis il finit par lâcher :

            – Tu fais du mal à maman ! Tu te rends compte, si elle te regarde de là-haut ? En plus d'être séparée de nous, te voir t'éteindre à petit feu et ficher ma vie en l'air...

            Alex se demande aussitôt pourquoi il a sorti ça. Il ne croit ni au paradis, ni à l'enfer, ni à la « vie après la vie ». Pourtant, en cet instant, quelque part en lui, il y a cru. Son père se lève et, sans prononcer une parole, lui retourne une claque. Une épouvantable détresse se lit dans son regard. Alex oscille entre fureur et pleurs. Finalement, il se détourne et fuit l'appartement, l'estomac noué jusqu'à la nausée.

            Il erre dans la rue déserte, plongé dans l'univers glauque et glacé de la nuit. Le bitume humide luit sous la lumière blafarde des lampadaires. Il frissonne, puis décide de se rendre dans le square, au cœur de la cité. Il s'arrête sur un banc pour réfléchir.

            – C'est pas une vie, ça, murmure-t-il, les yeux fermés, le visage offert au ciel.

            Il inspire à pleins poumons l'air frais, puis s'allonge sur le banc pour contempler la voûte étoilée. En fait d'étoiles, tout ce qu'il aperçoit, c'est un écran noir et les fenêtres allumées des tours qui écrasent le minuscule espace vert. Comme souvent dans les moments difficiles, il s'oblige à penser à son avenir. C'est son truc, non pour fuir ses problèmes, mais pour entrevoir des jours meilleurs. Il se persuade qu'il aimerait plus tard faire carrière dans la police. Mener des enquêtes, filer les gros bonnets de la drogue... Ce doit être passionnant, mais il se dit aussi qu'avec son tempérament, farouchement indépendant, il risquerait d'avoir du mal à supporter une hiérarchie. Peut-être alors devrait-il plutôt devenir journaliste... Ah oui, ça c'est un métier sympa, journaliste ! Rêvant déjà d'interroger des stars ou des sportifs célèbres pour dénicher l'info sensationnelle, le scoop du siècle. Il retrouve le sourire. Et il en vient à repenser à la rumeur qui hante en ce moment les couloirs du collège. Sûrement une vaste bouffonnerie... Et si ce n'en était pas une ? Quelqu'un posséderait donc une arme à feu et pourrait en faire un usage meurtrier pour assouvir une quelconque vengeance ?

            – Admettons que ce soit vrai, se dit-il à voix haute, il faudrait d'urgence lancer une enquête pour savoir rapidement qui ? quand ? pourquoi ?

            Les neurones excités, il se redresse... Une idée trotte, trotte, dans sa tête. Soudain, il quitte le banc et part en courant.

            En rentrant chez lui en trombe, il a la surprise de trouver son père dans le couloir, comme s'il avait guetté son retour.

            – Alex, je...

            – C'est rien, p'pa ! Déjà oublié !

            Il l'embrasse en lui souhaitant bonne nuit, puis s'éclipse dans sa chambre. Il allume son ordinateur, crée un document dans son traitement de texte, prend quelques secondes pour réfléchir et tape : «  Journal de ma première enquête ».


2

Les soupçons se précisent

            

            « Jeudi 6 mars 2003.

            Ceci est le début de ma première enquête policière. Je croise les doigts et je fais le vœu qu'elle soit top géniale ou au moins pas trop mortelle, je veux dire pas foireuse.

            Commençons par nous présenter, au cas où quelqu'un quelque part lise un jour mon journal de Mission, comme je viens de le baptiser. Je m'appelle Alex Rolland. J'ai quatorze ans et je suis en 5ème. Ben oui, j'ai un an de retard. Mais j'ai une excuse ! Sortez vos mouchoirs ; ma mère est morte l'an dernier. »

            Alex s'arrête de taper.

            – Qu'est-ce que ça a à voir avec mon affaire ? s'interroge-t-il. J'écris pas un roman.

            Il poursuit en évoquant brièvement son père, puis en vient à la fameuse rumeur. Tout excité, il fait une pause, le temps d'aller chercher à la cuisine de quoi se ravitailler en vitamines. Pour faciliter son travail de réflexion, il essaie de s'imaginer flic, chargé d'élucider une affaire de trafic d'armes à la cité des Martineaux. D'après lui, les objets du présumé délit en préparation ne peuvent venir que de son quartier, puisque la plupart des élèves du collège Paul Verlaine y vivent. C'est une première piste. Ensuite, comment mènera-t-il son enquête ? Il doit d'abord établir une liste de tous les gens qu'il connaît, du bigleux de sixième, fils unique de ses abrutis de voisins, au gros mangeur de 5ème 4, surnommé le Macrophage, en passant par Morgane qu'il a laissée tomber le mois dernier pour cause...

            « ...d'incompatibilité mentale ; en clair elle est mignonne, mais vraiment trop con, écrit-il. Si j'étais flic je ne négligerais personne, car avec le genre humain tout est possible : le bigleux pourrait avoir besoin de fric pour s'acheter de nouvelles lunettes. Le Macrophage, ayant décidé de faire un régime maigre, serait pris de folie meurtrière. Quant à Morgane... Non, impossible d'imaginer qu'elle puisse faire du mal. Encore que... Elle se rendrait compte qu'elle est dingue amoureuse de moi. Désespérée que je l'aie quittée, elle commettrait un crime passionnel en plein cours de maths...

            Revenons aux choses sérieuses. » 

            Après avoir fait le tri dans les deux pages de noms qu'il vient de remplir au stylo, il lui reste une poignée de suspects, rien que des garçons.  Il reprend sa frappe :

            « Classons-les dans un ordre croissant de nuisibilité :

            - Mathieu, le kamikaze du scooter

            - Farid, le fondu de boxe thaï

            - Cheng, Q.I. un et demi (le gruyère, c'est deux)

            - les frères Faure, têtes de flan carrément méchants

            - José le Fêlé, le roi du coup de boule

            et pour clore cette liste angélique, nous annonçons :

            - le Quatuor infernal !

            Ce serait vraiment eux que je placerais en tête. Ils sont bagarreurs, racketteurs, voleurs, dealers, menteurs... Ils ont fait de la nuisance une spécialité. Ceux-là, un jour ou l'autre, ils me feront la peau, c'est sûr. J'ai déjà eu des embrouilles avec eux. La première, c'est le jour où je suis intervenu alors qu'ils s'en prenaient à une fille dans la rue. On ne s'est pas battus parce qu'on habite dans le même quartier, et parce qu'ils savent que je sais me défendre. Une autre fois, sans le faire exprès, j'en ai dérangé deux en train de piquer un  autoradio dans une voiture.

            – Si tu nous dénonces, on te massacre la tête ! m'a menacé l'un d'eux.

            Ce blaireau-là s'est trouvé un surnom à la dimension de sa connerie : Brontosaure. L'autre c'était Vélociraptor. Il est en 4ème au collège, avec le troisième de la bande qui se fait appeler Tricératops. Quant au chef, c'est Tyrannosaure ! Moi, je les appelle les Crétinosaures.

            Mais ça c'est rien ; le plus grave, c'est l'erreur que j'ai commise l'autre jour en acceptant d'aller dans leur cave. Je n'ai rien acheté et ils n'ont pas eu l'air d'apprécier. Depuis, ils ont l'œil mauvais quand je les croise. Je suis sûr qu'ils me considèrent comme un champignon radioactif qui pollue leur territoire, d'autant que je suis un des seuls qui n'ait pas peur d'eux et sans doute un des rares qui connaisse le secret de leur repaire. Bref, ils ont quelques bonnes raisons de vouloir m'en vouloir. Mais de là à ce qu'ils provoquent un massacre au collège... Je vais quand même les laisser en tête de liste, mais mon petit doigt me dit que ce n'est pas de ce côté qu'il faut chercher. Les Crétinosaures ne s'en prennent qu'aux petits à lunettes, aux filles, aux Abribus et aux biens d'autrui (la nuit de préférence). » 

            Alex décide d'arrêter là pour ce soir, même sur ce doute. Il éteint son ordinateur et se couche. Le sommeil le gagne peu à peu et la certitude que la solution est ailleurs... ailleurs... Il bâille, ramène sa couette sous son menton... Soudain, il se redresse sur son lit.

            – Je l'avais oublié, celui-là !

            Il se relève et retourne à sa table de travail. Le temps que son ordinateur s'initialise, il réfléchit. Il connaît à peine ce garçon de 4ème. D'ailleurs, quand ils se croisent dans la rue ou au collège, ils ne se disent pas bonjour. Alex ouvre son traitement de texte, regarde l'heure à son réveil sur sa table de nuit...

      – Une heure du mat ! Et demain j'ai cours à huit heures, maugrée-t-il.

            « J'étais sur le point de partir au pays des rêves et des collégiens heureux, quand un nouveau suspect m'a tiré de la couette. Il s'appelle Franz Grimbert. Ses parents sont d'origine allemande et travaillent dans des machins internationaux, genre O.N.U.. En fait, je ne sais pas vraiment ce qu'ils font. Pour ce Franz, c'est pareil : on ne sait pas qui il est, ni ce qu'il fait, si bien qu'on ne peut pas s'empêcher d'imaginer ce qu'il « trafique ». Il a une sœur qui s'appelle Rosa, une fille très, très... J'y reviendrai plus loin.   Voyons, que sais-je sur ce mec ? Il est en 4ème 3. Physiquement, il ressemble à un Allemand (blond aux yeux bleus), avec des lunettes fines et un air de toujours avoir du poil à gratter dans la raie du cul. Précision : il est affublé d'un tic qui lui fait de temps en temps fermer les yeux et, je soupçonne, serrer les fesses. Étranger, petit, solitaire, grognon et victime d'un tic, autant dire que le pauvre n'est pas à la fête tous les jours avec ses petits camarades de classe. Mon tempérament de chevalier blanc m'aurait volontiers poussé à le protéger (surtout qu'il a une sœur très, très... ), mais les bruits qui circulent sur son compte et sa mine renfrognée ne m'ont jamais incité à l'approcher.

            On dit de lui qu'il serait obsédé par la seconde guerre mondiale. Il collectionnerait tout ce qui s'y rapporte et serait incollable sur le sujet. Du coup, on raconte que c'est un nostalgique du nazisme, qu'il aurait un drapeau à croix gammée dans sa chambre, des disques de chants militaires des Waffen SS et... des armes ! Obsédé, SS, armes, il ne m'en faut pas plus pour voir en lui le suspect idéal.

            Admettons. Pourquoi en voudrait-il à son collège, ce petit bonhomme, au point qu'il envisagerait de faire prochainement la une du JT de 20 heures ? C'est un mystère qu'il me faudra très vite élucider, mais j'ai déjà ma petite idée. Je la garde pour demain. Avant de retourner me coucher, quelques infos sur Rosa. En un mot, elle est canon, avec ses beaux cheveux blonds tirant sur le roux, ses yeux verts qui ont toujours l'air de sourire... (soupir d'amour). Je l'ai déjà côtoyée, quelques heures et de loin, chez une copine qui fêtait son anniversaire. Moi qui ne suis pas spécialement timide, j'ai été incapable de l'approcher. N'empêche, je ne l'ai pas quittée des yeux de l'après-midi. Je pense qu'elle s'en est aperçu... j'espère.

            Demain, je commence l'enquête terrain. Ami du soir... bonsoir ! »

29 décembre 2008

Les CalimitiX-men - dans la mafia jusqu'au cou

Voici une histoire d'humour " qui déchire ", pour les amateurs de bêtises en tout genre, de courses-poursuites décoiffantes, de trios infernaux... A partir de 9 - 10 ans.

 

CalamitiX_amazon

www.choisirunlivre.com
Sujet : Les CalamitiX-men, ainsi surnommés par leurs camarades de classe, sont trois collégiens qui ne font que provoquer des catastrophes. En voulant se filmer dans une situation amusante pour passer dans une émission de télévision, ils mettent à jour malgré eux une affaire d'espionnage international. Pour se tirer de ce mauvais pas, leur seule solution est de provoquer des catastrophes...

Commentaire : On connaissait Arthur Ténor pour sa série du "Félin", on le découvre ici dans un roman comique où les gags les plus invraisemblables s'enchainent. Nos trois héros maladroits ne cessent de se mettre dans des situations abracadabrantes; ils en font parfois un peu trop mais sont attachants et leur devise inspirée des trois mousquetaires " un pour trois, trois pour un" trouve ici tout son sens : on ne laisse pas un ami dans une situation difficile

Présentation de l'éditeur
Ce sont trois garçons très ordinaires... En apparence seulement, car ils disposent d'une fabuleuse capacité à provoquer des catastrophes. Cette fois, ils ont fait fort, trop tort ! En réalisant l'une de leurs idées géniales, ils mettent les pieds dans le plat d'une sombre affaire d'espionnage international... Et leur seule chance de s'en sortir, c'est justement... de provoquer des catastrophes...

Si vous souhaitez acquérir cet ouvrage, voici les références, et le lien indispensable (la commande arrive directement chez l'éditeur qui vous envoi le livre par courrier postal)

  • Broché: 122 pages
  • Editeur : Editions du Léopard Masqué (29 novembre 2005) 
  • Prix : 7, 80 euros
  • Lien pour commander : contact@leopardmasque.com

Les trois premiers chapitres :

1

Un lundi au collège

 

 

 

         Ils sont tous les trois nés un vendredi 13. C'est peut-être ce qui explique leurs calamiteuses particularités. Séparément, ils ne sont que dangereux, mais lorsqu'ils sont ensemble, tout peut arriver... TOUT ! C'est pourquoi leurs camarades de classe les ont surnommés les CalamitiX-men.

            Celui qui se présente à l'instant à l'entrée du collège s'appelle Jordan Museau, surnom ÉlectroniX-man (qu'il s'est lui-même attribué). Cet adolescent de treize ans, roux aux yeux verts, est un génie des sciences et techniques... foireuses. Mais un vrai génie ! Ainsi arrive-t-il ce matin avec son nouveau scooter « super-boosté », le précédent ayant explosé à un carrefour. Cette fois, le carburant révolutionnaire qu'il utilise paraît au point puisqu'il ne jaillit plus au bout du pot d'échappement, par intermittence, que des flammes d'un mètre. Ce nouveau modèle est par ailleurs équipé d'une marche arrière très pratique si on veut... pour le cas où... en vérité, Jordan ne sait pas encore à quelle occasion cette ingénieuse option se révélera utile. Mais elle existe et a le mérite de fonctionner. Il sait cependant déjà qu'il ne devra en user qu'avec modération, car lors des premiers essais, hier dimanche, il a pulvérisé la porte du garage.

            Alors qu'il descend de son engin pour franchir la grille du collège, l'un de ses copains de classe lui lance de loin :

            – Salut, Jordan, ça boume !

            Le petit génie des scooters répond à l'interpellation un peu moqueuse d'un signe de tête, assorti d'un vague sourire grimaçant. Il franchit moteur coupé la grille du collège, puis pousse son engin jusqu'au préau à cycles. Il y retrouve le seul ami qui le comprenne vraiment, Auguste, dit CatastrophiX-man. Celui-là est un champion des catastrophes en chaîne (d'où son surnom), facilement identifiable suivant les jours à ses bleus, ses écorchures,  ses vêtements tachés ou ses cheveux grillés.

            Jordan le découvre en train de se battre avec son V.T.T., dont la chaîne a sauté juste avant d'entrer sous l'abri. La roue arrière est crevée et celle de l'avant fortement voilée.

            – Ça va, Auguste, rien de cassé aujourd'hui ?

            – Oh, bonjour, Jordan. Heu... non, juste ma biscotte dans mon chocolat.

            – Super ! C'est une journée qui s'annonce bien, en somme.

            – Oui, oui.

            Auguste est ce qu'on appelle un petit-à-lunettes, très myope, ce qui ne favorise pas la précision de ses gestes. 

            – Ce matin, on risque d'avoir une interro de maths, déclare Jordan en lui remettant en place d'un geste habile sa chaîne de vélo. Tu as révisé ?

            – Oui... enfin non. Hier soir, j'ai mis le feu à mon livre de maths en allumant le gaz.

            – Je vois. Tu l'as trop approché de la flamme.

            – Heu... non. En fait, ma mère m'a demandé de mettre de l'eau à chauffer pour les œufs et  comme je révisais en même temps, j'ai pas vu que mon allumette n'avait pas allumé le gaz... Heureusement, je m'en suis aperçu vite ! s'exclame-t-il comme s'il se défendait devant sa mère.

            – Et tu as craqué une autre allumette ? suppose son copain.

            CatastrophiX-man acquiesce tristement de la tête (son épaule droite remonte brusquement jusqu'à l'oreille. C'est là son tic le moins dérangeant). Jordan lui donne une tape réconfortante dans le dos.

            – T'inquiète pas vieux frère, je t'aiderai pour l'interro.

            – En morse ? L'autre jour on s'est fait prendre...

            – Oui, mais cette fois, je ne taperai pas avec le crayon sur la table.

            – Ah ? Comment alors ?

            – Par prouts !

            Devant l'air ahuri de son copain, Jordan éclate de rire.

            – Mais non, patate ! Par clignements de paupières. À droite, ce sera les traits, à gauche les points.

            – Ah ouais, génial ! Toujours aussi malin, hein !

            Jordan n'acquiesce pas, mais il adore ce genre de compliment. Ils quittent le garage pour gagner la cour où, comme chaque matin, les élèves se rassemblent par petits groupes.

            – Hello, les boys ! lance soudain une voix familière derrière eux.

            Ils se retournent et accueillent avec le sourire le troisième larron du trio calamiteux, Sami Kaki, Simplex-CompliX-man pour ses deux compagnons d'infortune, « Tous-aux-abris » pour ses camarades de classe, « l'extraterrestre intellectuel » pour le professeur de français. Il faut dire que cet élève ne comprend rien comme les autres, ce qui le rend assez bizarre et provoque souvent de fâcheux malentendus. Par exemple, l'autre jour, il a croisé le principal dans un couloir une minute après le début des cours. « Et alors, monsieur Kaki, on se promène ? » l'a interpellé narquoisement celui qu'on appelle au collège le Patron. Sami a répondu avec son ingénuité naturelle : “ Non, monsieur. Je suis en retard et je me dis que si vous me voyez, vous allez me fiche un avertissement ! Alors, on dira que vous ne m'avez pas vu... hein ? » En guise d'avertissement, il a eu droit directement à une colle... C'est un garçon élancé, aux beaux yeux bleus sans expression et au coup de savate redoutable quand on l'embête.

            – Ça va comme tu veux ? s'enquiert Jordan.

            Sami fronce les sourcils pour décrypter la question.

            – Je m'appelle pas Cometuveu ? fait-il, profondément perplexe.

            – T'inquiète, on dira que ça va, répond pour lui Auguste.

            Les CalamitiX-men se tournent vers le préau où l'on commence à s'apercevoir qu'ils sont réunis, ce qui suscite des murmures d'inquiétude et tire des grimaces d'anxiété. Les trois compères avancent en silence, épaule contre épaule, le regard droit, blindés pour affronter rires, quolibets et avertissements cyniques.

            Finalement, l'accueil n'est pas si pénible, peut-être parce qu'un surveillant se précipite pour leur demander gentiment de se séparer : « Juste au cas où », précise-t-il. Conscients de leur problème et naturellement conciliants, les trois garçons se donnent rendez-vous à plus tard, puis se séparent pour rejoindre chacun un groupe d'élèves.

            Une fois en classe, l'interrogation surprise tombe.

            – Une feuille, la calculette sur la table, silence radio, neurones prêts à crépiter... voici le sujet du jour ! annonce le professeur en agitant un paquet de photocopies.

            Des grommellements et des soupirs font écho à cette nouvelle pourtant attendue de tous. Les CalamitiX-men ont depuis le début de l'année l'obligation de se placer aussi loin que possible les uns des autres. Cela ne facilite pas la communication entre eux, alors qu'ils ont toujours tant de choses à se dire. Jordan a essayé une dizaine de systèmes de communication électroniques, par ondes, infrarouges et même ultrasons... Chaque fois, pour une raison ou une autre, ils se sont fait pincer. Placé au premier rang près de la porte, Auguste jette un regard implorant vers son copain, lequel lui répond en morse : « c-o-u-r-a-g-e, j-e s-u-i-s l-à ». Manque de chance, un autre garçon repère leur manège et ne peut s'empêcher de pouffer. Le professeur s'arrête de distribuer les sujets du devoir pour observer la transmission du message entre les deux petits malins. Cela dure un petit moment, car transmettre « courage petit » en morse, cela prend un certain temps.

            – Monsieur Jordan aurait-il reniflé de la poudre à tics ? demande-t-il, une fois le morse-mail terminé.

            L'interpellé sursaute et la classe éclate de rire.

            – Non, monsieur, j'ai juste une poussière dans l'œil... enfin dans les yeux.

            Sami, toujours prompt à défendre un frère de malheur en difficulté, s'exclame la main sur le cœur :

            – C'est vrai m'sieur, je suis témoin, je les ai vues entrer !

            Le professeur soupire, mais prévient que s'il voit encore un clignement de paupière, ce sera l'expulsion « en un clin d'œil », ajoute-t-il, ironique.

            Pour Auguste, l'interrogation écrite commence bien mal. En ouvrant sa trousse, il constate qu'un de ses stylos a fui, souillant d'encre bleue ses autres fournitures. Il se lance dans l'opération de nettoyage avec son mouchoir, mais elle se révèle rapidement désastreuse. Pour faire court, en trois minutes trente-deux secondes, il s'en met plein les doigts et la figure, il tache sa feuille et les questions du devoir, sa trousse bascule dans le vide. En la ramassant, il se cogne la tête contre sa table. Ce n'est pas encore terminé, mais il y a de l'espoir car sa voisine vient à son secours.

            Son acolyte Simplex-CompliX-man est plongé, pour sa part, dans la plus grande perplexité, non point à cause de la difficulté de l'exercice, mais d'une mouche qui a eu la malencontreuse idée de se poser sur le polycopié et sur laquelle, dans un geste d'une remarquable vivacité, il a abattu un couvercle de boîte à bonbons. Son problème tient en une équation simple : s'il l'ôte, l'insecte va s'échapper. S'il le laisse, il ne peut plus lire une partie de l'énoncé de l'interrogation écrite. Tant qu'une autre solution n'aura pas effleuré son esprit compliqué, par exemple le faire glisser, il risque de rester ainsi, indécis, à écouter les vrombissements de protestation de la mouche sous la cloche de plastique.

            Quant à Jordan, après une dizaine de minutes de rédaction effrénée, langue au coin des lèvres, penché tel un moine enlumineur sur son ouvrage, il a terminé et devrait obtenir une note comprise entre 19 et 20. Le contrôle devant durer une heure, il lui reste donc cinquante minutes à tuer. Cela ne l'inquiète pas, car dans les circonvolutions de son cerveau, il a entreposé un demi milliard d'idées, plus ou moins farfelues, à mettre au point. Ce matin, l'une d'elles s'impose sur toutes les autres.

            Le nez en l'air, le regard perdu par la fenêtre, sa mécanique cérébrale fonctionne à plein régime. Ce qui en résulte est une stratégie à mettre en œuvre avec ses acolytes, Auguste et Sami, qui devrait les rendre riches et télévisuellement célèbres... sauf catastrophe.

 


2

Caméra catastrophe

 

 

 

         À la récréation, pour pouvoir discuter ensemble sans provoquer la panique générale, les CalamitiX-men ont l'habitude de se réunir aux toilettes, tous les trois enfermés dans la même cabine. C'est Jordan qui a demandé cette réunion au sommet, autrement appelée « pipiroom-show ».

            – Mes amis, commence ÉlectroniX-man à voix basse, j'ai eu une idée géniale...

            – Génial ! s'exclame Sami.

            – Exactement. Nous allons devenir riches et célèbres !

            – Super ! lance Auguste sur un ton désabusé. Ça fait longtemps que j'en rêve. Et comment tu comptes t'y prendre ? En pillant la caisse du foyer du collège ?

            Jordan hausse les épaules.

            – Mon père m'a offert pour mon anniversaire une caméra numérique, explique-t-il avec sérieux. Je l'ai un peu transformée, mais c'est pas le sujet. Avec elle, nous allons tourner quelque part dans Paris, un sketch de caméra cachée.

            Ses amis émettent des « hum » dubitatifs signifiant « Très bien, et alors ? »

            – Et ensuite nous enverrons l'enregistrement à l'émission « Gag d'un jour, gag toujours ! » Si on gagne, on empochera les mille euros de la prime et on sera hyper connus.

            – Mille euros divisés par trois, ça fait riche en effet, grommelle Auguste, naturellement pessimiste.

            Simplex-CompliX-man est beaucoup moins sceptique.

            – Ça fait trois cent trente-trois, virgule trois milliards trois cent trente trois millions trois cent trente trois mille trois cent trente-trois euros et des poussières, calcule-t-il. Moi, je trouve ça pas mal.

            – Si je comprends bien, Auguste, elle ne te branche pas, mon idée géniale ? demande Jordan, déçu.

            – Admettons que je marche, répond l'intéressé, ce serait quoi ce sketch ?

            Le sourire revient sur le visage du petit génie. Il passe les bras autour des épaules de ses compagnons, puis tête contre tête leur expose son idée. Sami glousse d'excitation, sans pourtant avoir clairement assimilé le principe de caméra cachée...

            – Et la télé, elle sera où ?

            Auguste, que la vie a durement formé à la prudence, s'interroge :

            – Et qu'est-ce qui se passera si le bébé tombe ?

            – Mais ce sera pas un vrai, banane ! réplique Jordan.

            – Oui, bien sûr... Mais qu'est-ce qui se passera si on renverse une vieille dame ?

            – Dans ce quartier, y'a pas de vieille dame, rien que des vedettes et des milliardaires !

            – Mouin... Et qu'est-ce qui se passera si un milliardaire se casse la figure à cause de ton idée géniale ?

            À bout de nerfs, Jordan empoigne CatastrophiX-man au col et le secoue comme un prunier en grognant :

            – Et qu'est-ce qui se passera si je grille un circuit à cause de tes questions qui m'énervent !

            Sami doit sans doute penser qu'un nouveau jeu vient de commencer, car il empoigne Jordan au jogging et se met à le brimbaler en criant :

            – Et qu'est-ce qu'il gagne celui qui gagne, hein ? Qu'est-ce qu'il gagne ?

            Ils font un tel raffut qu'un surveillant, alerté par un élève, finit par accourir aux toilettes. Il se hisse sur la porte verrouillée afin de regarder ce que font les trois « zozos ». Agrippé par les aisselles en haut du cabinet, il essaie de comprendre la situation, en vain.

            – Vous voulez que je vous aide ? lance-t-il d'un ton menaçant.

            – Non, m'sieur, on joue ! répond Sami.

            Le pipiroom-show s'interrompt là.

 

 

 

            Le mercredi suivant, les CalamitiX se donnent rendez-vous dans une des rues chics de la capitale, devant un magnifique palace dont l'entrée donne sous une galerie en arcade. Un portier en livrée fait le pied de grue devant, prêt à se précipiter sur toute berline ou taxi qui s'arrêterait pour déposer un précieux client. De luxueuses voitures de sport, garées sur un espace de stationnement réservé, signalent qu'ici on ne reçoit que du beau monde, truffé de dollars.

            Les trois comploteurs se retrouvent pour les derniers préparatifs à quelques pas du tourniquet rutilant de l'hôtel. Pour les besoins du sketch « hilarant » qu'ils s'apprêtent à enregistrer, Jordan a équipé une poussette d'un moteur électrique qui actionne les roues arrière. Il a confié la console de téléguidage à Sami, tandis que lui-même filmera de loin avec sa caméra numérique les pitreries d'Auguste. Il se postera sur le même trottoir que celui du palace, à l'affût derrière un des piliers de l'arcade, tandis que Sami et Auguste se tiendront à une trentaine de mètres, à l'angle d'une rue.

            – Pourquoi tu ne te mettrais pas sur le trottoir d'en face ? demande Sami.

            – À cause des voitures qui passent et de celles qui sont garées. J'ai pas encore inventé la caméra qui filme à travers les tôles.

            – Ah bon, pourquoi ?

            Jordan élude la question, car il sait que lorsque son copain Simplex-CompliX-man est parti dans les pourquoi, ils peuvent remonter à la naissance du monde. Il a ainsi dû un jour répondre à l'ultime pourquoi des pourquoi, et il y est arrivé ! Par cette ultime réponse pleine de bon sens : « Pour ». Tout était dit.

            – Auguste, quand je lèverai le pouce, tu fonces vers moi et quand je le baisserai, tu lâches Bébé. On est bien d'accord ?

            CatastrophiX-man remonte ses lunettes rondes sur son nez, se plante au garde à vous et clame avec un salut militaire :

            – À vos ordres, chef !

            – Parfait. Je vais me mettre en position.

            Les minutes suivantes, concentrés et tendus, les piégeurs attendent qu'une belle voiture s'arrête devant l'hôtel ou qu'un gros client en sorte. Cela laisse le temps à Jordan, embusqué derrière son pilier, de remarquer à une centaine de mètres de l'autre côté de la rue une camionnette noire, sans signalétique, dont les vitres arrière sont aussi obscures que la carrosserie. « Ça ferait une super planque d'espionnage », songe-t-il, retenant déjà l'idée pour de futurs sketchs hilarants. Son intérêt pour cet étrange véhicule s'aiguise lorsque tout à coup deux hommes en sortent par une portière coulissante sur le côté droit : lunettes noires, carrure de catcheur, crâne rasé et combinaison de travail verte comme s'il s'agissait de banals plombiers. À l'instinct, Jordan décide de les filmer, tandis qu'ils s'éloignent vers la place au bout de la rue. Mais brusquement, les individus s'engouffrent dans un véhicule d'artisan, sur le toit duquel est fixée une échelle. Celui-ci démarre peu après. Il va faire le tour de la place, puis revient s'immobiliser le long du trottoir, côté palace. Les bustes des deux plombiers-catcheurs se découpent derrière le pare-brise, comme un sinistre présage.

            Voilà qu'une troisième personne quitte la fourgonnette noire ! Cette fois, il s'agit d'une petite vieille portant perruque grise, lunettes à double-foyer et à la main un cabas duquel dépasse une botte de poireaux. « Plus discret, tu meurs », pense Jordan. Son imagination s'emballe : soit ce sont des barbouzes, soit des malfrats... La mémère s'avance au bord de la chaussée, regarde vivement à droite et à gauche, puis soudain traverse la rue, le pied aussi agile qu'une fillette.

            – Alors, ça ! souffle le garçon.

            « Si c'est une mamie, enchaîne-t-il en pensée, alors moi je suis la reine d'Angleterre déguisée en Jordan Museau ! » Au bout de la galerie, prêt à se lancer avec sa poussette comme pour une course de caddies, Auguste agite une main pour signaler que ça bouge du côté de l'hôtel. Effectivement, deux armoires à muscles en costume sombre viennent de sortir du hall d'accueil. Ils se positionnent sur le trottoir tels des chiens de garde aux aguets. Ne manquent que les oreillettes... « Un gros poisson va sortir », se dit Jordan avec excitation, tout en observant au bout de la rue la fourgonnette noire. Car de ce côté-ci aussi ça bouge. Le véhicule déboîte de sa place, puis s'éloigne à faible allure. Il effectue la même manœuvre que la voiture de plombiers, c'est-à-dire le tour de la place, puis se gare et attend.

            Jordan lève le pouce. Aussitôt, Auguste s'élance alors même que la pseudo-mamie aux poireaux passe devant l'hôtel, les épaules affaissées, traînant la misère de son grand âge. Les gorilles ne lui prêtent aucune attention, pas plus qu'au petit à lunettes qui court vers eux en poussant un landau couvert. Sami tient fermement le boîtier de téléguidage, prêt à actionner la manette qui commande la mise en route du moteur électrique.

            – « Si seulement le gros poisson voulait sortir de son aquarium maintenant ? », songe Jordan sans cesser de filmer.

            Comme si le dieu des plaisantins avait entendu sa prière, un petit homme tout de blanc vêtu quitte le palace serrant contre un lui porte-documents noir. Conformément au plan de son metteur en scène ÉlectroniX-man, quelques mètres avant d'atteindre le perron de l'hôtel, Auguste fait semblant de s'entraver en lâchant un juron. La poussette lui échappe des mains et roule seule, téléguidée par Sami.

            – Mon petit frère ! Mon petit frère ! s'écrie Auguste.

            Dès lors, les événements s'enchaînent à une vitesse folle. Les deux gorilles se tournent vers Auguste, en portant d'un même mouvement la main sous leur veste, comme s'ils allaient dégainer une arme. La vieille dame fait volte-face et se redresse, miraculeusement guérie de son arthrose. La voiture de plombier démarre au bout de la rue en émettant un bref crissement de pneus. La poussette roule droit sur le milliardaire qui verdit. Le plus gros des gorilles réagit au quart de tour : il empoigne le petit homme en costume blanc et le soulève pour le ramener à l'abri dans le palace. Le deuxième a tiré un pistolet et se tient prêt à faire feu sur tout ce qui bouge, or tout bouge autour de lui. Auguste, qui a perdu ses lunettes dans sa vraie chute simulée, se relève et entreprend de les chercher... un craquement de verre lui signale qu'il vient de les écraser. Pendant ce temps, le landau a poursuivi sa curieuse trajectoire. La mémé l'évite à la manière d'un toréador. Les plombiers s'arrêtent devant le palace, observent la situation. Effarés, ils se regardent, regardent la scène, se regardent... La fourgonnette noire déboule à toute allure, paraît un instant vouloir s'immobiliser à son tour devant l'hôtel, mais finalement poursuit sa route, comme la poussette qui fonce sur Jordan, au grand affolement de Sami qui ne sait plus comment l'arrêter. Le gorille, genoux fléchis, l'arme au poing, sa grosse tête pivotant en tout sens, cherche vainement à comprendre d'où vient la menace. Jordan, caméra en main, reçoit la poussette dans les tibias.

            – Oyuuuuh ! hulule-t-il.

            Le temps pour lui de faire trois petits tours en rond sur un pied, les plombiers sont partis, le gorille est retourné vers son milliardaire, la petite vieille a repris son chemin cahin-caha...

            Devant le palace, ne reste plus qu'Auguste, déprimé, qui ramasse la monture de ses lunettes, dont un verre gît en miettes sur le trottoir.


3

C'est pas fini !

 

 

 

         Jordan se dit que le sketch du siècle vient de tourner au bide complet. Il rejoint ses camarades, poussant le landau dont le moteur émet encore un ronronnement régulier.

            – On peut retourner se coucher, dit-il d'un air accablé, c'est fichu pour aujourd'hui.

            – Mes lunettes aussi sont fichues, grommelle Auguste. L'était géniale, ton idée, ÉlectroniX-man, génialement foireuse.

            La mine aussi défaite que ses compagnons, Sami tend le boîtier de téléguidage à l'ingénieur en chef.

            – Tiens Je démissionne de mon poste de pilote de poussette.

            – Mouais. Les CalamitiX-men ont encore frappé, soupire Jordan.

            Il jette un regard vers l'entrée du palace et voit à travers la vitre du tourniquet le petit milliardaire parler à ses gardes du corps avec de grands gestes, les pommettes empourprées.

            – Venez, les copains, vaudrait mieux changer de quartier.

            Auguste chausse ses lunettes à un œil.

            – Finalement, avec un seul verre j'y vois pas trop mal, dit-il.

            Dix mètres plus loin, il entre en collision avec un parcmètre...

            – Oh pardon, madame ! 

 

            ...puis un poteau de voirie qui interdit l'accès du trottoir aux voitures...

            – Ouille !

            Pour finir, les lunettes en travers de la figure, il bouscule une dame âgée et son cabas à commissions.

            – Excusez-moi, monsieur... heu, madame...

            Jordan la reconnaît immédiatement, c'est la mamie aux poireaux.

            – Alors, les mioches, on joue à quoi, hein ? s'exclame-t-elle en attrapant CatastrophiX-man par un coude.

            Les trois garçons la considèrent avec stupéfaction. Il faut dire que c'est la première fois qu'ils voient une mémé mal rasée qui s'exprime avec une voix d'homme.

            – À rien, madame, répond Jordan.

            – Bougez pas, va falloir qu'on cause, reprend la vieille.

            Dressée, elle est presque aussi grande que Sami, lequel sourit bêtement, comme souvent en prélude à l'une de ses savantes déductions :

            – Vous, vous êtes une mamie piquée aux hormones.

            La femme lui adresse un regard mauvais, puis lève la main comme pour appeler un taxi. Les puissants neurones de Jordan comprennent en une fraction de seconde qu'il y a du sale quart d'heure dans l'air pour les CalamitiX. Certes, ils sont habitués, mais cette fois c'est du « lourd » par rapport à l'ordinaire.

            – Et puis d'abord, lâchez mon copain ! s'énerve-t-il subitement.

            D'un coup de manchette sur le poignet de la fausse vieille, il parvient à libérer le bras de son copain.

            – Faut se tirer ! s'écrie-t-il en entraînant Auguste qui n'a pas encore saisi toutes les subtilités de la situation.

            La vieille pousse un juron en se tenant la main.

            – Sami, protège nos arrières ! commande Jordan.

            – Bien, capitaine ! acquiesce Simplex-CompliX-man.

            – Holà, les mioches, partez pas comme ça ! proteste la mémé.

            L'instant suivant, elle reçoit le redoutable « coup de tatane » du grand Sami.

            – Ahouuu !

            Neutralisée pour quelques secondes, les jeunes s'enfuient. C'est sans compter sur la fourgonnette noire des malfrats qui les prend en chasse, ponctuant chaque virage d'un interminable crissement de pneus.

            – Qu'est-ce qu'ils nous veulent, ces types ? interroge Auguste.

            Sa manière de courir a toujours beaucoup intrigué ses camarades de classe et ses professeurs d'éducation physique : les genoux qui montent à chaque foulée, le nez haut, les poings serrés... Ils traversent une place, puis s'élancent le long d'une avenue encombrée de voitures. Jordan se retourne.

            – C'est bon, je crois qu'on les a semés, dit-il. On peut souffler.

            Auguste jette à son tour un coup d'œil par dessus son épaule... et embrasse une grosse dame qui part en arrière avec un cri strident. La malheureuse bouscule dans le dos un déménageur chargé d'un pesant carton, qui sort d'un immeuble. Entraîné en avant par son fardeau, l'homme se retrouve sur la chaussée. Une voiture fait un brusque écart pour l'éviter, percute un autre véhicule qui est heurté par un bus qui entre en collision avec une grosse Peugeot qui écorne une camionnette... et ainsi de suite. Les bruits de tôle froissée s'entendent jusqu'au bout de l'avenue. Effaré par le carambolage monstrueux qu'il vient de provoquer, Auguste reste bouche bée. Sami est comme enfoncé jusqu'à la taille dans le trottoir. Quant à Jordan, l'instant de stupeur passé, sa formidable mécanique neuronale se remet en marche pour suggérer :

            – Vous venez, les copains, on a un super film à visionner ?

            – Tu veux dire un super bide, rectifie Sami.

            À cet instant, Jordan aperçoit, qui se faufilent entre les véhicules accidentés, les deux armoires à muscles en combinaison de travail verte, aperçues devant le palace.

            – Sauve qui peut, en voilà d'autres ! s'écrie-t-il. On se sépare ! Rendez-vous ce soir au téléphone.

            Les trois amis détalent chacun dans une direction opposée. Très vite, Jordan constate que lui seul intéresse les inconnus. Tout en tentant de leur échapper, il réfléchit à ce que cela peut signifier et finit par se dire que ce n'est peut-être pas à lui qu'ils en veulent, mais plutôt à sa caméra. Il n'a toutefois pas l'intention de se laisser dépouiller.

            Il s'engouffre dans un grand magasin pensant qu'au milieu de la foule ses poursuivant n'osera pas le racketter. Il se trompe. Les deux types parviennent à le coincer au milieu du rayon bonneterie.

            – Tu nous auras fait courir, sale galopin, lance l'un d'eux, essoufflé, avec un accent belge à couper au couteau.

            – Bon, explique-nous une fois ce que vous fichiez devant l'hôtel tout à l'heure, avec tes petits amis, l'interroge l'autre, tout aussi belge.

            Jordan les considère alternativement, semblant réfléchir avant de répondre. Ils ont tous les deux une grosse tête d'abruti avec une mâchoire carrée et une face de boxeur. Ils se différencient essentiellement par la couleur des yeux, bleu délavé pour l'un, marron pour l'autre. Celui qui lui tient le bras droit paraît moins redoutable que l'autre qui lui serre le gauche avec brutalité. Mais celui de droite est certainement beaucoup plus retors avec ses petits yeux de fouine. Il lui fait penser à un bouledogue mal léché... Les voilà habillés chacun d'un surnom.

            – Alors, t'as avalé ta langue ? s'impatiente la Fouine.

            – Heu... on jouait, répond Jordan.

            Le pauvre est si apeuré qu'il se demande s'il ne va pas faire pipi dans ses baskets. C'est curieusement sa plus grande crainte.

            – Et à quoi, je te prie ? demande le Bouledogue.

            – À la caméra cachée. On voulait participer à l'émission « Gag d'un jour... »

            – « Gag toujours » ! le coupe la Fouine. On connaît, une fois. Eh bien, on dira que c'est nous le gag du jour. Allez, petit, donne ta caméra.

            – C'est mon père qui me l'a offerte pour mon anniversaire ! proteste l'adolescent, prêt à ameuter tout le magasin avec des hurlements de goret.

            Les deux types doivent lire dans ses pensées, car le Bouledogue se penche pour lui susurrer à l'oreille :

            – Si tu cries, on t'arrache la tête et on s'en va avec.

            La Fouine courbe à son tour sa lourde carcasse pour lui murmurer.

            – Mais si tu es gentil mignon tout plein, on se contentera de la disquette d'enregistrement.

            Terrorisé, Jordan acquiesce en hochant vivement la tête et sort sa caméra numérique de la sacoche qu'il porte au cou. D'une pression sur un bouton, il enclenche l'éjection du disque laser.

            – Merci, déclare la Fouine. Maintenant, tu effaces de ta mémoire les deux dernières heures, on est d'accord ?

            – Heu... je peux garder la première demi-heure, parce que comme j'ai appris ma leçon de géo, si j'efface tout je vais me prendre une patate pour l'interro de demain... Ouille !

            Le Bouledogue lui donne une vigoureuse tape derrière le crâne.

            – Tu ne nous as jamais vus, c'est bien enregistré ? dit-il en pointant vers lui un index musclé.

            Sur cette menace, les inconnus plantent là le metteur en scène en herbe, lequel peut enfin se détendre en vidant lentement ses poumons.

 

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